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Le déplacement d'office

 

Le déplacement d'office

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  Le 21 juin, prenant prétexte de sa participation à la manifestation de Paris, le préfet annonce à Freinet qu'il est déplacé d'office à Bar-sur-Loup (poste probablement choisi parce que le maire de cette commune s'était porté témoin pour la défense de son ancien instituteur). Ainsi parlait le ministre

Une délégation, dirigée par Gabriel Péri, obtient une audience du ministre Anatole de Monzie. Wullens en publie plus tard le compte rendu dans sa revue Les Humbles , sous le titre Ce sacré Anatole.  Dès que les visiteurs prononcent le nom de Freinet, l'interpellé saute sur son siège, lève les bras au ciel et hurle : - Ah! non, vous n'allez pas encore m'emmerder avec cette couillonnade-là!... Une couillonnade, oui, une pure couillonnade : je le répète et je le prouve. Ça n'a même pas le mérite de la nouveauté, cette méthode : ça se trouve déjà  dans les oeuvres du Père Rollin. Relisez-les, vous y trouverez l'imprimerie à l'école.  Et comme ses interlocuteurs se montrent sceptiques sur une utilisation réelle à l'époque et demandent des précisions, il leur conseille de lire les oeuvres du Père Rollin.

Personnellement, j'ai voulu en savoir plus sur ce prétendu antécédent historique. En fait, ce que conseille le célèbre ecclésiastique du XVIIIe s. dans son Traité des études (I,I,¤2), c'est le bureau typographique de l'abbé Dumas. Malgré la dénomination, il ne s'agit nullement d'une imprimerie mais d'un simple jeu de lettres mobiles sur carton, avec lequel les élèves étaient invités à reproduire les textes proposés par l'inventeur dans son livre La Bibliothèque des enfans (1733). Ferdinand Buisson en parle dans son Dictionnaire de Pédagogie (pp. 299 et 1530) et précise que, pour habituer les enfants à lire toutes les syllabes et tous les mots possibles, Dumas introduisait les plus burlesques assemblages de lettres, comme on en trouve dans les Voyages de Gulliver (par exemple, Glubbdubdrib, Luggnag, Struldbrugs, etc.). J.J. Rousseau jugeait un tel artifice inutile pour l'apprentissage de la lecture (L'Emile, Livre second, XXVIII). Cet outil pédagogique est donc aux antipodes de l'utilisation par Freinet de l'imprimerie. Mais la position de ministre semble autoriser à dire n'importe quoi.

Malgré la promesse ministérielle faite à la délégation de traiter "humainement" le cas du couple Freinet, les choses en restent là. Le déplacement d'office continue de s'imposer.

 

Est-ce la capitulation ?

 Par delà son refus de céder à la réaction et l'appel qu'il renouvelle aux militants pour qu'on le soutienne massivement au Parlement et dans les départements (de nombreux télégrammes et pétitions de soutien sont effectivement envoyés à l'administration), Freinet est finalement contraint de s'incliner.

D'après NPP (p. 200), Freinet prend, le 28 juillet, le car pour Bar-sur-Loup où il est accueilli chaleureusement. Le texte conclut : "Freinet ne pouvait retourner à Bar-sur-Loup, car c'était accepter la rétrogradation pour incapacité de service. C'était aussi l'avis de tous les camarades. Lallemand lança l'idée d'une école nouvelle à St-Paul et qui serait l'école expérimentale de la CEL. Déjà l'Ecole Freinet était conçue.

Voici ce qu'en dit Freinet lui-même : "Je suis effectivement nommé à Bar-sur-Loup où j'ai fait classe un jour, le 29 juillet (mes anciens élèves, aujourd'hui dans la grande classe, ont spontanément cherché au fond des placards notre vieux matériel d'imprimerie, reclassé les caractères et travaillé tout le jour à 4 ou 5, pour imprimer un texte que chaque élève emportait le soir. Triomphe normal et spontané de l'Imprimerie à l'Ecole!)" (EP 1, oct.33, p.11). Il ajoute un peu plus tard : "Nommé régulièrement à Bar-sur-Loup, je suis allé faire classe le 29 juillet, afin de me faire installer officiellement. Mais je n'avais nullement l'intention de m'y rendre en octobre parce que notre vie familiale et coopérative aurait été impossible."  (EP 2, nov.33, p.63). Et il insiste sur les raisons climatiques qui l'avaient amené à quitter ce village en 1928.

Les choses sont claires, Freinet ne s'est pas rendu à son ancien poste pour étudier un retour éventuel. Ayant reçu un ordre impératif, il a fait procéder à son installation administrative, le dernier jour ouvrable de l'année scolaire, afin de ne pas se trouver en abandon de poste, ce qui aurait pu motiver sa révocation pure et simple. Il est donc juridiquement à couvert pendant la durée des vacances d'été et apparemment décidé à demander ensuite un autre congé que son état de mutilé de guerre pourra difficilement lui faire refuser.