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L'éducation par la Typographie

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Un Procédé Moderne d’Enseignement
L’Education par la Typographie

L’Eclaireur de Nice et du Sud-Est Mardi 6 juillet 1926

En tête de l’article, photographie : M. Freinet et quelques-uns de ses élèves
Dans le médaillon : M. Freinet

Il faut n’avoir jamais publié de poésies, aux environ de la seizième année dans quelque revue à l’usage des bardes départementaux, pour ignorer l’effet que produit sur un auteur à son aurore, la lecture de sa pensée imprimée, de sa prose ou de ses vers magnifiés par leur transposition, de l’écriture manuscrite en caractères typographiques.
Je sais même de vieux routiers du journalisme et du roman qui prennent encore un plaisir d’enfant à cette métamorphose de leur copie, généralement informe, en un bel article aligné, lisible, pétaradant de tous ses elzévirs et de toutes ses italiques.
C’est ce sentiment qu’a fort habilement exploité, pour en faire un nouveau système d’éducation des tout-petits, M. Célestin Freinet, instituteur à Bar-sur-Loup, tout près de Grasse.
A la rentrée des classes d’octobre 1924, il a résolu de faire, des gosses dont il avait la charge, de petits imprimeurs, de leur apprendre à composer, avec un vrai composteur et de vrais caractères, puis à tirer eux-mêmes, à l’aide d’une presse d’un modèle tout simple, les menues rédactions, les devoirs de français qu’ils venaient d’écrire, les impressions qu’ils avaient ressenties au cours d’une promenade en groupe ou d’une récente leçon de choses.

L’Instituteur de Bar-sur-Loup
Sur la grand-place, étrangement pittoresque et d’un archaïsme touchant, avec ses ormes centenaires, sa vieille fontaine qui chante, depuis des siècles, sa même chanson si fraîche, l’école de garçons est installée au rez-de-chaussée de la Mairie.
L’école est vieille, comme tout ce qui l’entoure ; ses murs s’écaillent lamentablement ; bancs et tables sont usés par des successions, à travers les âges, de coudes appliqués et de grosses semelles étoilées de clous.
Vingt-cinq gosses, de cinq à dix ans, viennent de rentrer de récréation et se bousculent pour regagner leur place.
Un homme jeune - trente ans à peine - à la chevelure brune et romantique, largement rejetée en arrière, comme pour découvrir un front où bouillonne la pensée, essaie de mettre un peu d’ordre dans ce chaos scolaire et dans ces criailleries ; c’est M. Freinet.
Il semble tout étonné que L’Eclaireur vienne le dénicher ainsi, dans son repaire d’aigle.
Il n’a rien fait d’extraordinaire. Il a simplement eu une petite idée de rien du tout et l’a appliquée comme il a pu...
Mais nous voici bientôt en confiance. Les gosses, intimidés sans doute par l’apparition d’un étranger, se sont assis et observent un silence relatif.
J’apprends de l’instituteur que Bar-sur-Loup est son premier poste ; qu’il y a été nommé il y a six ans. Il allait sortir de l’Ecole Normale de Nice quand la guerre a éclaté. Il est parti, comme tout le monde, et a été nommé à Bar, après le grand chambardement.

L’Unité d’Enseignement
Nous en venons au sujet qui m’amène.
M. Freinet me conte comment il est arrivé à faire, des vingt-cinq petits compagnons qui lui sont confiés, des apprentis typographes :
- J’emmène volontiers mes gosses en promenade, me dit-il, nous observons ensemble les gens et les choses que nous rencontrons en route ; puis, une fois rentrés à l’école, il faut cristalliser ces impressions successives sous la forme d’une rédaction. Autrefois, nous écrivions notre histoire au tableau noir. Evidemment, cela apprenait aux enfants l’écriture manuscrite, mais ne laissait dans leur petit cerveau aucune trace réellement forte et durable.
C’est alors que M. Freinet eut l’idée de faire imprimer par les enfants eux-mêmes le récit qu’ils venaient d’écrire au tableau.
- Je fus dès l’abord frappé du résultat obtenu, poursuit-il. Non seulement l’enfant apprenait ainsi - et avec une rapidité folle - à connaître ses lettres, mais encore il les apprenait en composant lui-même ce qu’il lisait autrefois dans les livres classiques qui, évidemment, traitaient de sujets absolument différents de ceux auxquels l’enfant venait d’appliquer sa petite intelligence. J’avais ainsi obtenu l’unité d’enseignement.
Je demande à M. Freinet si les tout-petits ont mordu vite et facilement à la composition typographique.
- C’est à ne pas y croire ! me répond mon interlocuteur. Les plus jeunes, ceux de cinq ans, s’y mettent avec autant de facilité que leurs aînés. En très peu de temps, ils se débrouillent avec une aisance stupéfiante. Et maintenant, n’allez pas vous imaginer que leurs travaux d’impression les dégoûtent ou les détournent de l’enseignement ordinaire. Au contraire, ils me demandent eux-mêmes à travailler leur calcul, leur histoire.

Typographie et Fraternité
Une grosse difficulté a surgi au début de « l’entreprise » de M. Freinet : il s’agissait de trouver une machine à imprimer pratique et pas trop chère.
M. Freinet a fini par résoudre le problème. Il a déniché la « Lino », presse à main d’une extrême simplicité, accompagnée d’une « casse » à caractères exactement semblable à celle qu’employaient les typos, avant l’invention de la linotype.
Quelques composteurs de cuivre, également très simples, et l’imprimerie scolaire est équipée. En voilà en tout pour 330 francs.
- Une fois cette dépense faite, poursuit M. Freinet, les frais sont à peu près nuls. Quelques francs de papier et d’encre, en cours d’année, et la refonte des caractères usés après de nombreux tirages, et c’est tout. Nous avons imprimé, cette année, environ 550 pages de 8 lignes, et notre matériel tient toujours.

Freinet me signale un autre avantage de ce système :

- Cela nous permet, me dit-il, de nous mettre et de nous tenir en communication avec d’autres écoles. Ainsi nous correspondons depuis octobre dernier, avec une classe de l’école de garçons de Villeurbanne, dans le Rhône. Nous nous livrons à un échange très intense d’imprimés et de livres de vie. Nous appelons ainsi le petit volume, sommairement relié, dans lequel chaque enfant classe, chaque jour, une épreuve typographique quotidienne. Cela finit par constituer le plus attrayant et le plus instructif des livres de lecture. Trois autres écoles viennent d’acheter un matériel d’imprimerie, et nous allons nous mettre en rapport avec elles. Vous ne sauriez croire combien ce mouvement d’échange de pages imprimées, de cartes postales et de lettres constitue un profit intellectuel et moral pour nos écoliers.

L’idée est nouvelle
Il me reste à demander à M. Freinet si son initiative constitue une innovation absolue.
- Oui, sur la forme que je lui ai donnée, me répond mon interlocuteur. A l’école du docteur Decroly en Belgique, on imprime un véritable journal : Le Courrier de l’Ecole. Mme Montessori, une directrice d’école italienne, a imaginé des caractères de bois, au tracé rugueux, à l’aide desquels l’élève peut composer des mots, puis des phrases. Mais tout cela n’a aucun rapport avec mon procédé, qui consiste à placer l’enfant de cinq à six ans, connaissant à peine 15 ou 20 lettres de l’alphabet, devant une table de composition, à lui mettre dans les mains un composteur grand modèle et à lui faire composer un texte connu de tous et qu’on imprimera ensuite. C’est là une technique non seulement nouvelle, mais, à mon avis, autrement complète et passionnante que ce qui s’est fait jusqu'à ce jour.
Les petits imprimeurs de M. Célestin Freinet commencent visiblement à s’impatienter. La classe redevient houleuse.
Je prends congé de cet homme d’initiative et d’audace, auquel Le Temps a consacré récemment une chronique élogieuse.
L’Eclaireur se devait à lui-même de faire connaître, à son tour, cet enfant des Alpes-Maritimes qui a eu une belle idée et l’a courageusement réalisée.

G. Davin de Champclos

(Note : La concomitance des dates est troublante. L’article du Temps est paru le dimanche 4. Comment le journaliste niçois aurait-il pu prendre contact avec Freinet (dont l’article ne précisait pas l’école où il enseignait), suffisamment tôt pour fournir son article le lundi 5 au soir, pour impression dans le journal pendant la nuit ? Quand on sait que ce journaliste collaborait auparavant, à Paris, à l’hebdomadaire culturel Comoedia, ne peut-on pas imaginer qu’il ait entretenu Emile Vuillermoz de sa découverte, lui laissant la primeur d’un écho dans la presse nationale, ce qui facilitait la parution immédiate de son reportage dans le journal régional ?)