Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps (T.1)

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps (T.1) Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 13:26

Avant-propos

Avant-propos Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 13:28

Avant-propos

Depuis plus de quarante ans, l'unique référence biographique concernant Célestin Freinet reste l'ouvrage d'Elise Freinet : Naissance d'une Pédagogie Populaire publié à Cannes en 1949 par la Coopérative de l'Enseignement Laïc (Ed. de l'Ecole Moderne Française), puis réédité à partir de 1969 chez Maspéro (La Découverte). On sait le rôle important que joua ce livre, témoignage vécu de la compagne qui partagea les espoirs et les angoisses d'un exemplaire combat. Sans les nombreuses citations qu'elle avait réunies, comment les nouveaux militants auraient-ils eu accès à des articles devenus introuvables?

Mais ce n'est pas diminuer les mérites de ce livre que d'en rappeler les intentions et les limites. Elise Freinet a brossé une fresque à la gloire du leader et de ses fidèles compagnons, afin de fédérer toutes les énergies militantes pour les nouveaux combats de l'après-guerre. Ecrit sur la base de ses souvenirs personnels, en s'appuyant sur une collection des circulaires et bulletins du mouvement parus entre 1926 et 1940, son ouvrage évoque moins d'un tiers de la vie de Freinet. S'achevant à la Libération, il ne peut prendre en compte aucun fait, aucun texte ultérieur dont certains éclairent rétrospectivement les périodes précédentes. C'est pourquoi il est nécessaire de le compléter par d'autres apports et d'autres regards.

En 1986, j'ai eu la responsabilité de sauvegarder en catastrophe les archives pédagogiques du mouvement Freinet, du fait de la mise en liquidation judiciaire de sa coopérative, la CEL, et de l'urgente obligation de libérer une grande partie des locaux. Ayant constitué, avec ces archives et les dons d'anciens militants, un important fonds Freinet au Musée National de l'Education, à Rouen, je fus chargé d'y organiser, en 1987-88, la première grande exposition sur Freinet et sa pédagogie. A cette occasion, j'ai dû rechercher, consulter, comparer de nombreux documents peu ou jamais utilisés jusqu'alors.

 

J'ai pensé qu'il fallait approfondir et partager ce qui avait été mis au jour au cours de ces recherches et dont le catalogue de l'exposition ne gardait qu'une infime trace. C'est l'origine de ce livre qui n'a nullement la prétention de se substituer à celui d'Elise Freinet. Il ne veut être qu'un jalon avant la grande biographie que mérite Freinet mais qui ne pourra s'accomplir qu'avec l'accès à ses archives personnelles, aux papiers conservés dans sa famille, ainsi qu'aux dossiers administratifs encore couverts par le secret.

Je tiens à marquer la particularité et les limites de mon travail. Par delà mon réel souci d'objectivité - car Freinet m'a appris que la réalité instruit toujours mieux que le mythe -, je ne cache pas que je porte là un regard personnel, regard de praticien de l'éducation, de familier de Freinet, de militant enraciné au coeur de son mouvement.

Praticien de l'éducation, je m'intéresse principalement aux pratiques réelles de la pédagogie Freinet. Loin d'occulter ou de minimiser les choix idéologiques et les principes théoriques qui les sous-tendent, je ne me cantonne pas sur ce seul terrain que j'abandonne volontiers à ceux qui préfèrent les débats d'idées aux actions quotidiennes. Sans négliger les ouvrages théoriques rédigés par Freinet, je considère pourtant qu'ils sont loin d'épuiser l'étonnante richesse de son initiative pédagogique et de sa démarche militante, auxquelles je m'attache particulièrement parce qu'elles restent porteuses d'avenir. Chaque fois que je le peux, je tiens à montrer et à analyser les actions réelles, plus importantes à mes yeux que toutes les déclarations faites à leur sujet. De plus, j'essaie de retrouver la parole même des enfants à qui il l'a si largement donnée.

Familier de Freinet, j'ai eu la chance, à l'orée de l'âge adulte, de partager quotidiennement son travail et ses préoccupations d'éducateur, d'animateur de mouvement, de responsable d'entreprise coopérative. Mon cas n'est pas exceptionnel (mais le temps qui passe réduit chaque jour le nombre de ceux qui ont vécu auprès de lui); il ne me confère aucun privilège pour parler "au nom de Freinet", tout au plus le devoir de témoigner qu'il n'était pas un personnage abstrait, mais un être de chair et de sang, avec ses qualités et ses défauts. Je crois en effet qu'on ne pourrait, sans le trahir, placer sur un piédestal l'homme qui, le premier, a voulu descendre de l'estrade.

Militant de longue date, j'ai cotoyé les plus anciens de ses compagnons alors qu'ils enseignaient encore. Ensuite j'ai vu, pendant plus de quarante ans, se constituer, génération après génération, les strates successives de son mouvement. Désigné après sa mort comme secrétaire général du mouvement qu'il avait créé, l'ICEM, je me suis trouvé pendant 15 ans, sans son charisme et son génie créateur, devant les mêmes problèmes internes et extérieurs auxquels il avait été confronté. Cela me donne une approche particulière de ses combats et de sa démarche pour les aborder.

Tout en serrant au plus près les faits, je cherche moins à faire preuve d'érudition ou d'exhaustivité qu'à comprendre une évolution qui me semble à la fois significative de son époque et riche d'enseignements pour le temps présent. Je serai amené à contredire certaines affirmations, si souvent répétées qu'elles semblaient être des certitudes. Ce ne sera pas par souci d'originalité mais pour serrer au plus près la réalité. Je cite mes sources afin de permettre à d'autres d'approfondir plus particulièrement les points qui les intéresseront.

J'ai trop de lucidité pour ne pas mesurer l'écart qui sépare l'ouvrage que je suis capable d'écrire de celui que mériterait son sujet. Je me risque à le livrer au public avec l'espoir que ses imperfections même susciteront d'autres recherches venant le compléter, le contester, le prolonger et, un jour, le remplacer. C'est alors seulement que mon but sera atteint et ma tâche accomplie.

L'ouvrage complet comportera des annexes, dont un index thématique et une chronologie. Mais sans attendre que l'ensemble soit achevé, nous avons voulu publier dès maintenant la première partie. Afin d'en faciliter la lecture, un glossaire des sigles et mots particuliers y est inclus.

 

Une enfance de paysan en haute Provence

Une enfance de paysan en haute Provence Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 13:33

Une enfance de paysan en haute Provence

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Dans les moments les plus pénibles de ma vie - et notre génération semble née sous le signe des grands bouleversements sociaux - lorsque l'horizon est  comme barré par des catastrophes successives, ce n'est point dans l'enseignement des philosophes dont on m'a imposé autrefois la lecture, que je vais chercher apaisement et même espoir. Je revois mes sources.

C. Freinet

Introduction de L'Education du travail


La jeunesse de Célestin FREINET

(1896-1919)


Une enfance de paysan en haute Provence

 

L'oeuvre de Freinet est pleine de son enfance, mais il y décrit davantage un milieu qu'un cadre familial précis. Au début d'un article de souvenirs, il prévenait : Il y a des individus qui pourraient, en partant d'une date précise, donner par le menu la succession des événements, comme si un secrétaire consciencieux et minutieux les avait notés tout au long des jours. Chez moi, le secrétaire a fort mal rempli ses fonctions et seuls surnagent dans mon esprit les pensées, les faits, les sensations qui l'ont particulièrement impressionné. C'est seulement ce qui surnage ainsi de ma vie sensible que je pourrai donc noter, mais alors avec tout le luxe de détails, d'odeurs, de bruits, de gestes qui sont encore en moi comme s'ils étaient d'hier. (Souvenirs publiés dans le Bulletin des Amis de Freinet, n° 11 de mars 1972).

 

Dans ses conversations, revenaient à tout moment des références à la vie dans son village : « Tu ne devrais pas manger si vite! Tu sais, chez nous, quand les paysans faisaient la pause pour manger, ils n'avaient souvent emmené dans les champs qu'un morceau de pain et du fromage de chèvre. Mais ils le savouraient lentement, bouchée après bouchée. Le travail devait attendre, on ne le reprendrait que plus énergiquement ensuite. »  ou bien, une autre fois : «  On ne me fera jamais croire que le fumier sent mauvais. Gamins, quand nous allions aider à l'épandre dans les champs, nous montions sur le chariot et, assis sur le chargement, nous croquions une pomme ou des noix, entourés de l'arôme qui montait. Pour nous, cela ajoutait une saveur particulière. »  Par contre, même dans les conversations intimes, il est toujours resté très discret sur ses parents, ses frère et soeur.

 

 

Un village coupé du Monde

Un village coupé du Monde Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 13:34

Un village coupé du Monde

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Lors de son inhumation dans son village natal de Gars (Alpes-Maritimes), en octobre 1966, rares étaient ses amis, même les plus proches et les plus anciens, qui y étaient déjà allés. Il faut préciser qu'on ne le traverse pas par hasard, en se rendant ailleurs. Encore aujourd'hui, après avoir quitté au Logis du Pin la Nationale 85, dite « route Napoléon », et suivi la modeste Départementale 2211 vers Puget-Théniers, après avoir traversé St-Auban, puis Briançonnet, on aperçoit à peine un panneau signalant sur la droite la direction de Gars. Ayant parcouru quelques kilomètres sur une voie étroite, on parvient au village par une rue en impasse se terminant sur la place où se trouvent tout à la fois la fontaine principale, l'église, l'école, depuis longtemps fermée, et la maison natale de Célestin Freinet. Pour quitter le village, pas d'autre choix que de reprendre le chemin inverse jusqu'à la départementale.

 

Dominé par un énorme rocher, Gars a gardé la même physionomie depuis plus d'un siècle. Comme beaucoup de villages du haut-pays, il semble coupé du monde. C'était bien réel quand n'existaient que des chemins caillouteux et aucune automobile. Freinet décrit l'expédition d'un des rares voyages à Grasse de villageois, circulant généralement en groupe : Les convois partaient en pleine nuit, les jeunes gens conduisant les ânes chargés de haricots secs, de lentilles ou de noix, les femmes suivant avec un panier au bras ou parfois même un paquet sur la tête. Il fallait marcher pendant quinze heures, traverser les montagnes, couper les vallées par d'étroits sentiers rocailleux, pour arriver à la nuit tombante à la ville. On remisait les bêtes dans les écuries qui tenaient tout l'emplacement des beaux magasins actuels de la place aux Aires. Au matin, on vendait la charge, et on faisait les commissions : quelques "hectos" de sucre, des épices, deux barriques de vin chargées sur la bête la plus forte et, à midi, le convoi repartait, refaisant en sens inverse le même chemin difficile. (L'Education du Travail, p. 67 ou T.1, p. 93).

 

Autant on peut, sur place, imaginer la vie en autarcie du village au début du siècle (à l'époque, il comptait un peu plus de 200 habitants), autant il est difficile d'obtenir des renseignements précis sur la famille de Célestin Freinet. Comme il arrive souvent dans les lieux isolés, clos sur eux-mêmes, ces villages de l'arrière-pays se sont souvent partagés en clans opposés et, tout le monde y étant plus ou moins parent avec tout le monde, il n'est pas rare que deux listes rivales aux municipales contiennent les mêmes noms de famille. Actuellement seules vivent encore à demeure quelques personnes âgées, avec en fin de semaine l'animation des résidents secondaires, descendant pour la plupart d'anciennes familles du cru. Le maire n'habite pas sur place. Apparemment, très peu d'archives locales. Longtemps, des questions sur Freinet n'ont obtenu que des réactions évasives: « Ah! oui, l'instituteur végétarien! » et plus rarement des réponses empreintes de réticence.

Célestin enfant

Célestin enfant Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 13:36

Célestin enfant

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

L'élément le plus fiable est l'état-civil qui confirme la naissance, le 15 octobre 1896, de Célestin, Baptistin Freinet, benjamin des enfants de Joseph, Delphin Freinet, cultivateur (1854-1939), et de Marie Victoire Torcat (1855-1929). La mère avait eu six enfants, mais trois seulement avaient dépassé l'âge de 5 ans. Célestin n'a connu que sa soeur Baptistine, née en 1885, et son frère Joseph, né en 1886.

 

Le père était un modeste agriculteur qui élevait aussi des moutons et quelques chèvres. La mère tenait, au rez-de-chaussée de sa maison, l'unique épicerie du village, ce qui ne signifie pas l'opulence, compte tenu du nombre limité des clients possibles et des difficultés d'approvisionnement, mais n'est pas non plus l'indice d'une extrême pauvreté. C'était surtout l'occasion de rencontrer la plupart des villageois.

 

Tout montre que le jeune Célestin a vécu en totale symbiose avec son village. Il écrit : Je suis paysan et berger. Quand je me scrute en profondeur et que je gratte la croûte dont la civilisation s'est évertuée à me recouvrir, c'est toujours l'eau qui coule dans la « tine » du vieux moulin, la rivière qui s'allonge lentement parmi les osiers, l'odeur des boeufs qu'on conduit au travail et le bêlement des brebis dans la montagne que je retrouve et qui toujours m'émeuvent parce qu'ils sont la trame initiale d'une vie qui n'a plus jamais retrouvé la pure simplicité du village de mon enfance. Et mon seul talent de pédagogue est peut-être d'avoir gardé une si profonde empreinte de mes jeunes années que je sens et que je comprends, en enfant, les enfants que j'éduque. (Dits de Mathieu, p. 35 ou T.2, p. 120)

 

 Le premier texte que Freinet ait rédigé pour les enfants s'appelle Tony l'assisté, publié en 1925 par les Editions de la Jeunesse, de la Fédération syndicale de l'Enseignement (Ecole Emancipée). Il y raconte, de façon sensible, l'arrivée d'un enfant de l'Assistance Publique chez un vieux couple, dans un village ressemblant beaucoup à Gars. Certes, Tony n'est pas l'autobiographie de Célestin qui possédait une vraie famille. Mais, quand on sait que ses parents hébergeaient parfois des enfants de l'Assistance (dont l'un s'appelait, paraît-il, Tony), on comprend mieux que ce texte exprime une réalité bien connue de l'auteur. Les jeux dans la rivière, avec le feu, la fabrication de cabanes, la participation aux travaux des champs, la surveillance des chèvres, l'aide apportée à tour de rôle au berger communal, la nuit passée au clair de lune, la profonde communion avec les bêtes, les plantes, le ciel, l'univers entier; tout est profondément ressenti.

 

Plus tard, quand il écrit L'Education du Travail, Freinet se réfère constamment à son enfance, notamment pour parler de la participation des enfants à la vie et aux travaux des adultes : Quand venait le temps de couper la lavande, ma mère m'accrochait au cou un petit sac de toile; elle m'avait trouvé une mignonne petite faucillette pas trop aiguisée, et je partais, comme les grands, couper les fleurs parfumées. La première fois, il m'en souvient, j'avais coupé non seulement les brins bleuissants mais, plus bas, la tige ligneuse et lourde avec ses touffes de feuilles... Ce qui était tricher. Par pitié pour moi, pour m'encourager aussi, le distillateur avait quand même accepté ma charge : 2 kilos... J'avais gagné vingt sous!  (EdT. p. 115 ou T.1, p. 143, voir également pp. 121 à 123 ou T.1, p. 152). Il raconte aussi les  veillées et son amour des contes populaires (pp. 50 et 51 ou T.1, p. 74).

 

Dans Conseils aux parents, réédité ensuite dans Vous avez un enfant (La Table Ronde), il écrit (p. 280) : Dans mon jeune âge, au début du siècle, nous n'avions absolument aucun jouet du commerce : rares jeux de cartes, balles fabriquées avec des vieux chiffons, billes remplacées par les noix de galle des chênes, boutons. Les plus communs étaient pour nous les divers jeux à courir, à se cacher, à attraper ou les jeux avec le feu et l'eau, si obsédants pour les enfants.  

 

A propos du feu, il raconte par ailleurs : Ma mère ne voulait pas que nous jouions avec le feu. Je saurai plus tard qu'elle avait quelques raisons à cette crainte: un frère plus âgé s'était brûlé atrocement un jour, en allumant un feu à la campagne. Il était mort la nuit suivante  (Bulletin Amis de Freinet, n° 11).

 

L'écolier Célestin Freinet

L'écolier Célestin Freinet Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 13:37

L'écolier Célestin Freinet

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

De son séjour à l'école primaire, située en face de sa maison et qu'il fréquenta entre 4 et 13 ans, Freinet ne dit presque rien. Ses seuls souvenirs scolaires tiennent en quelques lignes : L'école ne m'a marqué, ni en bien ni en mal (...) Je me souviens comme dans un rêve de mes débuts à l'école. Je crois me rappeler vaguement que j'ai brûlé les étapes de mon syllabaire. Je me souviens aussi d'une lecture collective que je faisais devant le tableau mural. Je ne sais pas ce qu'il pouvait y avoir sur le tableau ni qui nous faisait lire, ni comment, mais j'ai encore dans le cou cette vive impression de lassitude et de courbature que je ressentais au bout d'un moment à tenir, moi si petit, la tête levée vers le haut du tableau.

 

J'ai un autre souvenir, physiologique aussi : je suis assis sur le banc, mes jambes pendent, je me mets à les balancer mécaniquement et ce balancement m'endort presque, lorsque tout à coup mon gros soulier heurte le fer du banc et fait un bruit qui me tire de ma somnolence et m'effraie, car il m'a semblé que toute la classe en avait été bouleversée. Me rappelant ces détails, j'ai souvent pensé plus tard que nombre d'inattentions des enfants ont bien souvent tout simplement une cause physiologique, mauvaise position, fesses endolories par le banc, jambes non soutenues, fatigue de douleurs selon les positions. (...) Comment ai-je appris à lire et à écrire? Je n'en sais trop rien... Je ne me souviens d'aucun effort, d'aucune leçon. (BAF. n° 11)

 

Il résume par ailleurs ses réactions : J'ai été élevé jusqu'à treize ans dans un petit village où mon enfance s'est épanouie avec une richesse et une liberté qui dépassent toujours de beaucoup les plus ingénieuses constructions des pédagogues. (...) Je suis pourtant allé vers 5 ans à l'école du village, mais rien de ce que j'ai pu faire n'a marqué mon souvenir, alors que vibre encore en moi, fraîche et colorée, toute la vie du village, des bêtes et des champs. Preuve certaine que c'est cette vie qui m'a d'abord formé, bien plus que l'école. (Vous avez un enfant, p. 256)

 

L'été 1974, notre amie Marie-Claire Lepape, campant à Gars, découvrit les restes de la bibliothèque scolaire du village et un inventaire rédigé en 1930. Comme beaucoup d'ouvrages dataient du siècle précédent, ils auraient pu être lus par le jeune Célestin et elle releva les titres avec intérêt. Elise Freinet à qui elle communiqua sa découverte, lui répondit : « Je ne sais si la bibliothèque de l'école de Gars existe encore, mais je puis vous assurer qu'elle n'a aidé en rien Freinet à accéder à la culture. Il ne se souvenait pas d'avoir lu un seul livre avant son entrée au cours complémentaire. Ce n'est qu'à l'Ecole Normale qu'il a découvert les tentations de la Culture. »

 

Bien entendu, rien ne prouve que les ouvrages mentionnés se trouvaient à Gars avant 1909 (année de son départ en pension à Grasse), ni que les élèves avaient réellement accès aux livres (nous connaissons des trésors qui dorment dans les réserves de certains établissements). Toutefois le manque de référence à des livres lus dans son enfance ne prouve pas forcément l'absence de toute lecture. Car, même s'il préférait sans aucun doute ce qui se passait hors de l'école, le jeune Célestin a néanmoins été reçu à 12 ans ? au certificat d'études primaires (il n'avait pas obtenu la dispense d'âge qui lui aurait permis de le passer un an plus tôt) et admis à l'école supérieure en octobre 1909. Deux ans plus tard, il obtenait le brevet élémentaire et, l'année suivante, l'entrée à l'Ecole Normale. On a peine à croire qu'un enfant n'ayant pratiquement rien lu soit parvenu à franchir aussi aisément ces obstacles, à l'époque très sélectifs. C'est pourquoi il ne semble pas inutile de signaler les ouvrages qu'il a peut-être croisés dans son enfance paysanne.

 

Se trouvaient dans la bibliothèque de Gars lors de l'inventaire de 1930 :

 

- des romans d'Erckmann et Chatrian : Histoire d'un paysan, Les deux frères, L'ami Fritz, Maître Gaspard Fix, Le fou Yégof;  de Jules Verne : Les enfants du capitaine Grant, 20.000 lieues sous les mers, Michel Strogoff, Aventures du capitaine Hatteras, Les Anglais au Pôle Nord, Le pays des fourrures;  d'Hector Malot : Romain Kalbris ;  et plusieurs livres de Mmes J. Colomb et  Z. Fleuriot. 

 

- des classiques : théâtre de Corneille, Racine, Molière, Don Quichotte  de Cervantès, le Télémaque de Fénelon; des recueils de fables, L'Ami des Enfants de Berquin, Veillées villageoises  de Neveu-Derotrie, Contes du pays niçois  de Chanal.

 

- des ouvrages plus documentaires destinés aux jeunes : Histoire d'une bouchée de pain et Les serviteurs de l'estomac  de Jean Macé; Les clients d'un vieux poirier (le monde des insectes)  de Van Bruyssel; Le père aux bêtes ou l'ami des animaux  d'A. Martin; Paix aux animaux  de Sorel; La Télégraphie  de la Comtesse Drohojowska; L'industrie moderne  de L. Fourtoul.

 

- une trentaine d'ouvrages peu accessibles aux enfants sur l'hygiène et l'anti-alcoolisme, la botanique et l'agriculture, l'histoire, la géographie, la grammaire et l'orthographe (dont deux dictionnaires de Bescherelles).

 

Répétons-le, rien ne prouve que le jeune Célestin ait eu en mains quelques-uns de ces livres. Lui-même écrit plus tard : On imagine mal aujourd'hui ce que pouvait être cet état de pauvreté documentaire d'un enfant de douze ans qui n'avait jamais vu un train, qui ne feuilletait aucun journal, ne voyait aucune vitrine ni étalage, n'entendait jamais parler autour de lui que des éléments de vie des travailleurs rivés au cycle des saisons (L'Educateur, n° 4, nov. 1953). Même s'il y mêle un peu d'humour, ce n'est pas sans révolte qu'il raconte : Ma première émotion d'art me vint le jour où, ayant acheté, pour deux sous, à un colporteur, un superbe crayon rouge et bleu, je dessinai sur la couverture de mon cahier, sur les volets de la fenêtre et sur le plâtre des murs, le drapeau bleu, blanc, rouge de la France (DdM, p. 38 ou T.2, p. 123). Ce n'est sûrement pas par hasard que tiendront tant de place dans sa pédagogie la documentation la plus large (avec la collection Bibliothèque de Travail : la BT) et le droit de dessiner et d'écrire librement.

 

 

Cinq années de pension loin du village

Cinq années de pension loin du village Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 13:39

Cinq années de pension loin du village

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 

En 1909, Célestin Freinet est reçu au certificat d'études (il a 12 ans 8 mois). A la rentrée d'octobre, il part en pension à Grasse préparer le brevet élémentaire. Nous savons, par sa fille Madeleine, qu'il était hébergé chez sa marraine, mariée à un maçon de la ville. Selon Naissance d'une Pédagogie Populaire (NPP), il entre au cours complémentaire. Pourtant, d'après les archives administratives, on ne trouve trace dans cette ville à l'époque ni d'un cours complémentaire (annexé à une école primaire), ni d'une école primaire supérieure autonome. Seule possibilité restante, la section spéciale (primaire supérieure) d'un collège. Le plus connu, fondé dès le XVIe siècle par les Oratoriens, est devenu collège communal en 1792. Il s'agrandit justement en 1909 de locaux neufs, venant d'être inaugurés par le président Fallières et le chef du gouvernement Clemenceau. L'établissement est devenu l'actuel lycée Amiral de Grasse où l'on n'a pu confirmer ni infirmer la présence du jeune Freinet entre 1909 et 1912. Madeleine Freinet confirme qu'il s'est préparé dans cet établissement au concours d'entrée à l'école normale, après avoir passé deux ans au collège Carnot (mais s'appelait-il ainsi à l'époque ?) pour préparer le brevet élémentaire. Peut-être des palmarès de l'époque pourraient-ils apporter les preuves précises qui manquent encore.

 

Sur ces trois années passées à Grasse, Freinet n'a rien écrit. En cherchant le moindre indice, on découvre une phrase dans Les Dits de Mathieu. Il publie en 1948 le poème plein de douleur d'une adolescente de 14 ans, mise en pension, et indique: "Je l'aurais peut-être écrit, il y a quarante ans. Mais personne alors n'aurait enregistré ma plainte; on aurait ri de mon audace et raillé mon désespoir."  (DdM. p. 66 ou T.2, p. 140).

 

Ce désespoir n'a pourtant pas empêché son succès au brevet, puis sa réussite au concours d'entrée à l'école normale d'instituteurs de Nice où il est inscrit, sous le n° 649, en octobre 1912 (il a tout juste 16 ans). Il passe deux années dans cet établissement, alors situé route de Gênes, au pied du Mont-Boron. De cela il n'a laissé aucune trace, sinon une phrase écrite incidemment sur la nécessité de transformer l'enseignement de la musique: "Que d'heures perdues à l'Ecole Normale à gratter lamentablement du violon." (Educateur Prolétarien, n° 7, janv. 39).

 

Si rares et limités que soient les témoignages oraux et les notations écrites de Freinet concernant sa vie scolaire, tout va dans le même sens : lui qui avait le besoin et la capacité de se passionner, s'est ennuyé dans les écoles qu'il a fréquentées, alors même qu'il y réussissait relativement bien. Toute son action ultérieure se mobilisera contre l'une des tares majeures du système scolaire: l'ennui.

 

Une empreinte définitive

Une empreinte définitive Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 13:38

Une empreinte définitive

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 

A cerner de plus près l'enfance de Freinet, on comprend que ses références fréquentes à la nature, à la vie rustique ne sont pas un effet de style ("à la Giono", ont prétendu certains), mais l'ancrage profond dans un milieu qui lui a appris l'essentiel. Sans doute, par-dessus tout, la méfiance à l'égard des belles paroles, la priorité toujours donnée à ce qu'on fait par rapport à ce qu'on dit. Certains le taxeront d'anti-intellectualisme, il serait plus juste de dire antiverbalisme.

 

Ne retenir que les aspects positifs qu'il tire de ses origines serait pourtant un contre-sens si l'on oubliait sa révolte contre le dénuement et l'isolement culturel. La place qu'il donne très tôt à la correspondance interscolaire est à cet égard significative. Aucune trace de passéisme dans sa revendication d'une éducation qui prenne en compte le droit de tous au modernisme, sans renier ni laisser perdre les valeurs et la cohérence des sociétés ancestrales.

 

 

Première confrontation avec la guerre

Première confrontation avec la guerre Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 13:40

Première confrontation avec la guerre

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 

En octobre 1914, son séjour à l'école normale est écourté. Après avoir réussi le brevet supérieur, il devrait logiquement y rester une troisième année pour sa formation professionnelle d'instituteur. La guerre en a décidé autrement ; en effet, une consigne ministérielle a demandé de remplacer certains instituteurs mobilisés par des normaliens en dernière année d'études. Célestin Freinet est donc nommé à l'école primaire de Saint-Cézaire, à l'ouest de Grasse (il a tout juste 18 ans). Six mois plus tard, le 15 avril 1915, il est lui-même mobilisé, après avoir obtenu en mars le Certificat de Fin d'Etudes Normales.

 

Sur sa vie au front, deux sources d'informations sont données par Freinet lui-même : la BT 403 : Combattant de la Guerre de 1914-1918 dans laquelle il raconte aux enfants son expérience personnelle de la grande guerre et un récit écrit pendant sa convalescence et publié en 1920 : Touché! (souvenirs d'un blessé de guerre). De larges extraits de ce petit livre ont été republiés après sa mort dans L'Educateur n° 5, nov. 1966.

 

Nous apprenons dans la BT que son baptême du feu date du 2 janvier 1916, dans le sud de l'Alsace, il est aspirant (c'est-à-dire officier débutant) et a la responsabilité d'une quarantaine de soldats (il a eu 19 ans, deux mois et demi plus tôt). Pour les jeunes lecteurs, Freinet décrit différents aspects de la vie des tranchées.

 

C'est le 23 octobre 1917 qu'il est très grièvement blessé. Une curieuse tradition orale situe souvent l'événement à Verdun, alors que l'intéressé dit clairement que c'est au Chemin des Dames, près de Soissons. Son dossier militaire précise même : au moulin de Laffaux, lieu de multiples combats, depuis les catastrophiques offensives Nivelle d'avril 17 qui avaient provoqué des mutineries. Précisons que le roman de Barbusse : Le Feu, publié en 1917, se situe dans le même secteur (il est dédié à ses "camarades tombés à Crouy et sur la cote 119"). Cette coïncidence de lieu n'est peut-être pas étrangère à la sympathie qui liera aussitôt les deux hommes après cette guerre.

 

Dans "Touché! ", Freinet raconte les circonstances de sa blessure : Je marchais droit devant ma ligne de tirailleurs, regardant, sur la côte en face, monter le 2e bataillon, précédé du feu roulant. Un coup de fouet indicible en travers des reins :"Pauvre vieux... c'est ta faute... Il ne fallait pas rester devant... Tu n'aurais pas reçu ce coup de baïonnette". J'ai ri - je croyais qu'un soldat m'avait piqué par inadvertance, et je voulais l'excuser - J'aurais voulu cacher ma douleur... je suis tombé...

 

Qu'elle est bête, cette balle! Par le milieu du dos, le sang gicle... Ma vie part avec... Je vois la mort avancer au galop...

 

Je n'ai pas voulu m'évanouir et je ne me suis pas évanoui... J'ai voulu me lever : j'ai rassemblé toutes mes forces, je n'ai pas bougé... Ma poitrine est serrée dans un étau.

 

Couché sur le brancard, j'ai senti qu'il pleuvait. (...) Le médecin du bataillon est tout rouge de sang -- un boucher. Dans le trou où j'attends, un autre crie... On vient... Oh! que de blessés!... Je grogne. Les Allemands qui me portent s'arrêtent. Ils cherchent des épingles anglaises pour me couvrir de deux capotes... Ils me remportent le plus doucement possible.

 

Constat inscrit dans son dossier militaire : "L'aspirant Freinet Célestin du 140e d'Infanterie, 2e compagnie, est admis à l'hôpital, étant atteint de plaie pénétrante du thorax par balle". Il faut opérer, car la balle, après avoir traversé le poumon droit, s'est logée dans l'épaule.

 

Le récit continue après l'opération :

 

J'ai soif !... j'ai soif !...

 

- Rien à boire, ça vous ferait mal.

 

Alors, j'ai revu la belle source de mon village qui dégringole du rocher et qui suit le canal. Je me suis couché à plat ventre; j'ai trempé mes lèvres avides dans cette eau rédemptrice... Comme c'est délicieux!... Jusqu'au matin, j'ai bu l'eau si claire de notre source et elle ne m'a pas désaltéré.

 

Pendant quelques jours, c'est le combat contre la mort :

 

Quelqu'un me parle d'une voix douce et lente. J'ouvre un instant les yeux: une grosse tête encadrée d'une grosse barbe se penche sur moi. On me frotte les mains, les yeux, les oreilles, la bouche... Je baise un crucifix énorme et froid...

 

-Ah! non! je ne veux pas mourir!... Ils sont fous de me donner l'extrême onction!...

 

Et je me replonge dans mon éternelle inconscience qui est déjà la mort. La sarabande infernale recommence dans la poitrine et dans le crâne.

 

Vous tous, qui craignez la mort parce que vous vous figurez une montagne de souffrances toujours plus atroces jusqu'au moment où vous vous sentirez devant le gouffre, remettez-vous... C'est plus facile de mourir et je ne le redoute plus.

 

Heureusement le blessé est jeune (juste 21 ans), sain et robuste, il a échappé à la mort, résisté à l'infection, mais tous ceux qui auront, par la suite, l'occasion de voir Freinet travailler au jardin, torse nu comme les paysans provençaux, seront frappés par l'énorme cicatrice en creux qu'il a gardée à la partie postérieure droite du thorax. Les conséquences de sa blessure ("séquelle de pleurésie purulente, suite de la plaie pénétrante du thorax; résection de 4 cm de la 9e côte droite; vaste cicatrice; rétraction thoracique accentuée; raideur articulaire de l'épaule droite") lui font attribuer un taux d'invalidité de 70%.

 

Alors commence pour lui une interminable convalescence. Il faut quitter l'hôpital.

 

Je suis monté dans le train, et personne ne m'a aidé... Personne ne m'a demandé si j'avais froid... si je voulais boire... si je n'étais pas fatigué.

 

Et plus rien. Ceux qui ne savent pas se taire parlent de cette miss (l'une des infirmières canadiennes) qui était si gentille... de celle-là qui, un jour... le docteur... le parc...

 

Malheureux compagnons, vous voyiez encore ce matin une auréole de gloire. Non, nous ne sommes pas "glorieux", nous sommes "pitoyables".

 

Elle ne reviendra plus ma jeunesse perdue. Les feuilles ont poussé trop tôt cette année. (extraits de son témoignage "Touché!")

 

C'est sur ce cri de désespoir que se termine le récit. Mais le jeune paysan de Gars a acquis assez de force de caractère pour ne pas céder à la résignation. Il refuse d'être à jamais le héros mutilé (avec Médaille militaire et Croix de guerre, jamais arborées) à qui l'on procurerait peut-être un emploi protégé, pas trop fatigant. Il s'était préparé à devenir instituteur, peu importe son état, il sera instituteur. Il doit désormais porter témoignage contre l'horreur de la tuerie qui ne profite qu'aux plus riches. Il veut lutter contre le dressage et le conditionnement moral qui, dès l'école, ont insidieusement préparé les esprits à l'obéissance aveugle et à la hargne belliciste.

 

 

 

Retours ultérieurs au village

Retours ultérieurs au village Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:03

Retours ultérieurs au village

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 

Nous retrouverons désormais Freinet dans d'autres contextes. Quels liens gardera-t-il avec le milieu natal qui l'a si fortement marqué ? Il faut se rappeler que depuis 1909 il n'a plus fait à Gars que des séjours de vacances.

Elise Freinet écrit qu'à son retour d'U.R.S.S., l'été 1925, il remonte dans son village pour voir où en est l'installation électrique mise en chantier depuis quelques mois. Il a créé là-haut un syndicat communal et maçons, ouvriers électriciens, paysans, apportent leur part de besogne; la source qui dévale vers le moulin a été captée; la petite usine électrique a vu le jour; et bientôt le courant apportera la lumière dans chaque foyer... Cette entente solide des travailleurs pour une oeuvre commune le réconforte. (NPP, p. 47)

Dans Les Dits de Mathieu, Freinet ajoute un écho supplémentaire : Mathieu (le berger qui lui sert de porte-parole), un jour, (...) fonda un syndicat, fit étudier un projet, verser les fonds. Il eut contre lui, cela va sans dire, les autorités, l'administration et la préfecture. Et les "novateurs" de tous poils, et les tireurs de plans se firent un jeu de gêner par leur scepticisme la téméraire entreprise de celui qui prétendait faire passer dans la réalité les rêves des discutailleurs.

Et un soir, le courant illumina le village!... La lumière fut!... Autour des lampes égrenées le long des rues, la jeunesse du village dansa pour fêter le miracle enfin réalisé. La lumière était devenue une chose publique, évidente et définitive. Alors, les "novateurs", les tireurs de plans et les discutailleurs en vantèrent les bienfaits. Habiles en l'art d'exploiter le travail des autres, ils formèrent un comité, informèrent les journaux et, à l'inauguration officielle, on invita ceux-là même qui s'étaient opposés au projet audacieux, préfet en tête.

Mais on oublia Mathieu, qui prit sa bêche et s'en alla dans les champs soigner sa récolte à venir. Il avait d'ailleurs eu sa récompense, puisqu'il avait fait jaillir la lumière! (DdM. p. 165 ou T. 2, p. 200). Ce texte trouve un prolongement (DdM. p. 168) dans La vengeance des "réalistes".

Au-delà de la parabole, ne peut-on percevoir aussi un écho de l'amertume de Freinet qui, se présentant en 1936 comme candidat du Parti Communiste au conseil général dans son canton d'origine, fut déçu de la réaction de ses compatriotes ? Dans ces lieux isolés, on devient vite un "estranger" ou la victime des rivalités de clans.

Relisons enfin le texte qu'il consacre, en octobre 52, à un retour à son village après 13 ans d'absence, probablement depuis le décès de son père. Le titre insiste sur le caractère indélébile des expériences profondément vécues :

Ecrit sur parchemin

J'ai revu, après treize ans d'absence, le petit village de Provence, aujourd'hui à moitié désert, où s'est passée mon enfance. Je n'ai pas eu besoin, pour m'y retrouver intimement, ni de sortir mon calepin comme lorsque je suis en commission en ville, ni d'emporter des manuels précis sur les observations que l'école aurait pu, autrefois, m'imposer.

La reconnaissance, la renaissance en moi des souvenirs est moins une question de mémoire que d'atmosphère, de sentiment, d'affectivité et de vie. Quand je revois les vieilles maisons blotties au pied du rocher, lorsque je perçois - tous sens mêlés - le murmure éternel de la source tombant en cascade parmi les ronces, le bruit du moulin où l'eau tourne aujourd'hui à vide parmi les décombres ; quand viennent vers moi des hommes et des femmes que treize ans d'événements ont marqués et vieillis, mes souvenirs réapparaissent - tous sens mêlés - avec une fidélité totale, comme si défilait devant ma pensée un film magique du passé ressuscité. Rien n'est oublié : ni cette rainure dans la pierre du parapet, ni la hauteur des marches devant la porte de ma demeure, ni cet anneau dans le mur où nous accrochions symboliquement nos prisonniers, ni les gestes rituels de la fournière tirant les fougasses chaudes dont nous détachions goulûment les premiers bras.

Les psychologues vous diront que la mémoire a besoin, pour se meubler, d'éléments durables, d'observations précises et méthodiques. Je n'en ai point été privé dès l'école. Le procédé ne m'a pas réussi. La trace s'est estompée jusqu'à devenir insaisissable comme ces écrits modernes dont l'encre pâlit puis s'efface, alors que la vie a tout scellé en ma mémoire avec une précision et une indélébilité de parchemin. (DdM. p. 87 ou T2, p. 154)

 

 

Une maturation des objectifs de l'éducation

Une maturation des objectifs de l'éducation Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:06

Une maturation des objectifs de l'éducation

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 Freinet à Bar-sur-Loup

(1920-1928)


Une maturation des objectifs de l'éducation

(1920-1924)

 

Dans Naissance d'une Pédagogie Populaire, l'histoire de Freinet commence le 1er janvier 1920 avec son arrivée à l'école de Bar-sur-Loup. Selon une tradition, le handicap respiratoire de sa blessure de guerre l'amène à la recherche d'une autre façon de faire classe. Peu à peu, au contact du milieu social, il élabore seul les principes de son action, à l'école et dans le village, ses contacts extérieurs ne venant qu'ensuite renforcer son expérience personnelle.

Même si Freinet a, vers la fin de sa vie, évoqué cette version du déterminisme physiologique, l'examen attentif des faits montre une autre réalité. Qu'il ait dû alors ménager son souffle, on le croit volontiers, compte tenu de l'ampleur de sa blessure. Mais cela ne suffisait pas à lui imposer un changement de pédagogie : de tout temps, avec une bonne férule et des livres d'exercices, certains instituteurs ont su ne pas s'époumoner dans leur classe. J'ai personnellement connu un professeur blessé en 14-18 ; quand sa blessure le faisait souffrir, il était plus sévère que jamais. Tout prouve que, dès le début, Freinet cherche moins à économiser ses forces qu'à rompre avec la pédagogie qu'il a lui-même subie. Il sait où il veut aller, disons plutôt vers quoi il refuse de se laisser entraîner. Sa pédagogie ne lui est pas dictée par le poids d'un handicap, mais par des choix qu'il élucidera progressivement.

Bar-sur-Loup n'est pas son premier poste à l'issue de sa convalescence. D'après sa fille Madeleine, il a tenté à plusieurs reprises de reprendre une classe à Contes, puis à Dalluis. Son rattachement administratif à La Croix Villard pour l'année 1919 traduit sans doute cette période de réadaptation progressive à la vie professionnelle. C'est en tout cas à son arrivée à Bar-sur-Loup que nous commençons à le suivre. Le nom exact est Le Bar-sur-Loup, mais Freinet ne prendra jamais en compte l'article (comme de nombreuses personnes à l'époque, y compris à la sous-préfecture de Grasse), il dira toujours : "à Bar-sur-Loup" et je ferai de même. Il s'agit d'un village de 1500 habitants que la proximité de Grasse, capitale des parfums, voue alors principalement aux cultures florales ou aromatiques. Au sommet de la colline, l'église, un ancien château des comtes de Grasse et la mairie qui abritait aussi l'école de garçons. L'ancienne classe de Freinet est maintenant une salle de réunion, au mur extérieur de laquelle est apposée une plaque commémorative de l'action de Freinet. Au milieu, une place qui servait à la fois de cour de récréation et de lieu de rencontre avec la vie du village.

 

Des textes dans L'École Émancipée

Des textes dans L'École Émancipée Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:07

Des textes dans L'École Émancipée

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré 

 

Rien dans NPP n'est signalé d'une douzaine d'interventions écrites de Freinet dans la revue L'Ecole Emancipée, entre mai 1920 et juin 21. Ces textes révèlent un militant combattif qui est loin d'aborder naïvement les nouveaux problèmes qui se posent à lui. L'Ecole Emancipée, créée en 1910, est alors la revue de la Fédération de l'Enseignement, la branche la plus à gauche du syndicalisme enseignant de l'époque. Elle compte 4000 membres (3% des instituteurs), anarcho-syndicalistes pour la plupart, avec une forte minorité d'admirateurs de la Révolution d'octobre.

* Dans un mémoire de DEA en Sciences de l'Education, à l'université de Rouen, Denis Roycourt a étudié en détail ces textes (lire sa participation au colloque Actualité de la pédagogie Freinet, dont les actes ont été publiés en 1989 par les Presses Universitaires de Bordeaux, pp. 41 à 52).

Que ressort-il de la lecture de ces textes? Tout d'abord, le tempérament de leader que révèle d'emblée Freinet (n'oublions pas qu'il n'a que 23 ans; cette précocité explique peut-être l'attention particulière qu'il portera plus tard aux jeunes militants de son mouvement). Même quand il suscite des contradictions, il se trouve pratiquement toujours au centre des débats autour du thème : la révolution à l'école .

Critiquant l'école capitaliste et son conditionnement autoritaire, il affirme : Sans la révolution à l'école, la révolution politique et économique ne sera qu'éphémère . Dans un article suivant : Si nous ne trouvons pas de réponses adéquates à toutes les questions d'éducation, nous continuerons de forger "des âmes d'esclaves" à nos enfants . Dans un autre, il ajoute : Il faut donner la vie à nos enfants. Pour cela, il n'y a qu'un moyen : les faire vivre, non de la vie factice et réglée d'aujourd'hui, mais de leur vie à eux. Il faut les faire vivre en République dès l'école.

En revanche, il refuse de s'enfermer dans le verbalisme révolutionnaire ou dans un activisme hasardeux. Devant un projet de grève voué à l'échec certain, il n'hésite pas à écrire : Nous ne sommes pas prêts. Au lieu d'essayer de couvrir notre impuissance par de la phraséologie révolutionnaire, voyons enfin notre situation et, au travail. Dans un autre article : Le mode d'enseignement, le système d'éducation, nous serons obligés de l'adapter aux écoles et aux maîtres existant actuellement. Mais les principes à la base de cette éducation, il faut qu'ils rompent avec le mensonge et le monstrueux égarement qui nous entourent.

On reconnaît déjà la démarche réaliste de Freinet : définir clairement son cap et avancer avec patience et détermination. Son choix idéologique est déjà affirmé : la nécessité d'une révolution au sein de l'éducation mais en refusant tout endoctrinement. Avons-nous le droit d'imposer aux enfants un dogme capitaliste ou communiste, en leur donnant une tournure d'esprit qui les empêchera de chercher la vraie loi de la société?

Ce qui frappe aussi dans ces divers articles, c'est sa connaissance de ce qui se passe à l'étranger, notamment en Allemagne (à 18 mois de l'armistice, est-ce si évident pour un mutilé de guerre?). Il cite à plusieurs reprises l'expérience de l'école nouvelle de Hambourg qu'il n'a pas encore visitée. Il affirme nettement que l'éducation nouvelle sera internationale et préconise les échanges entre instituteurs grâce à l'espéranto.

 

Lectures et rencontres multiples

Lectures et rencontres multiples Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:15

 

Lectures et rencontres multiples

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 

A cette époque paraît un livre du sociologue suisse Adolphe Ferrière, intitulé Transformons l'école. On se doute que Freinet ne reste pas insensible à un tel titre. Il lit également l'ouvrage précédent de l'auteur, L'école active, qui lui fait connaître de nombreuses expériences d'éducation nouvelle dans le monde entier.

Il lit ou relit les philosophes pédagogues (Rabelais, Montaigne, Rousseau et l'éducateur rousseauiste Pestalozzi), moins pour trouver des réponses à ses problèmes que pour voir comment ils se posent les questions fondamentales ; également pour se placer sous leur haut patronage dans ses actions personnelles. Il fera de même lorsque paraîtront les Instructions Officielles de 1923 qui redéfinissent les programmes et les méthodes de l'enseignement primaire. Beaucoup plus ouvertes que les précédentes, elles seront d'abord peu appliquées dans la plupart des classes et Freinet ne cessera de montrer qu'il ne fait que réaliser pleinement les intentions générales qui s'y expriment.

En avril 22, il tente le professorat de lettres des Ecoles Primaires Supérieures. Sans avoir réussi à la dernière épreuve de l'examen, il se voit proposer une délégation à l'EPS de Brignoles, mais après l'avoir visité il renonce à cette voie. Une chose est certaine : Freinet lit beaucoup. Non pour acquérir un vernis culturel ou accumuler des connaissances selon les schémas scolaires traditionnels qu'il critique tant (le capitalisme de culture, selon son expression qui signifie plus exactement : capitalisation des savoirs). Il se comporte plutôt en orpailleur, passant au tamis des quantités d'alluvions pour ne garder que les pépites qu'il fera fondre dans son creuset personnel. Bien que l'image soit moins poétique et peut-être iconoclaste, il fait penser aussi au bricoleur un peu chiffonnier, fouillant partout, mettant de côté, çà et là, un élément apparemment inutile dont lui seul sait qu'il en aura un jour l'usage, en le transformant selon son projet.

La symbolique de l'homme de la base, puisant l'essentiel de sa pensée dans son génie personnel et son expérience, amène trop souvent à minimiser ces apports extérieurs préliminaires qui sont pourtant évidents et n'altèrent en rien l'originalité profonde de Freinet.

Car il faut distinguer deux types d'autodidactes dans la façon de puiser dans leur environnement culturel. Les premiers, fonctionnant généralement en vase clos, sont subjugués par leurs trouvailles successives et les enchâssent telles quelles dans leur construction personnelle, comme les orfèvres du haut moyen âge. En fait, ils procèdent par simple accumulation, comme hélas! certains universitaires, avec moins de cohérence que ces derniers, mais un charme baroque naît parfois de l'hétéroclite.

Les seconds, parce qu'ils se confrontent en permanence à la réalité et dialoguent avec les autres, ne peuvent se contenter d'accumuler; ils assimilent les apports de telle façon qu'ils les transforment en sécrétion personnelle. Une grande attention est souvent nécessaire pour reconnaître dans leurs initiatives une influence extérieure et l'on serait tenté parfois de les accuser de plagiat, alors qu'ils n'ont jamais caché leurs sources ni les influences ressenties. En ce sens, tout novateur travaillant sur un terrain non défriché se comporte en autodidacte, même quand il a préalablement suivi un cursus classique. Freinet appartient à ce deuxième type, plus proche d'un Picasso que d'un facteur Cheval.

L'été 1922, à l'invitation de son ami allemand Siemss, directeur (chargé de cours) d'une école de 14 classes, il se rend en Allemagne et prend réellement contact avec l'école de Hambourg qu'il avait si souvent citée de réputation.

L'été 1923, c'est à Montreux (Suisse) qu'il assiste au congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle où il rencontre ceux dont il avait lu le nom dans le livre de Ferrière. Nous retrouvons l'écho de ces deux voyages dans Clarté.

 

Des articles dans Clarté

Des articles dans Clarté Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:16

 

Des articles dans Clarté

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Henri Barbusse qui dirige cette revue proche du parti communiste, en ouvre les colonnes à Freinet. Ce dernier y publie neuf articles, échelonnés de janvier 1923 à juin 1925.

Le premier article (n° 29, du 15 janvier 1923), inspiré par son récent voyage en Allemagne, traite des instituteurs allemands. Il y insiste sur l'école unique qui réunit obligatoirement tous les enfants de 6 à 10 ans. Deux éléments importants : le conseil des maîtres, doté de réels pouvoirs, et le conseil des parents qui s'occupe des questions matérielles et pédagogiques mais, par manque de confiance en eux, les parents ne sont pas encore à la hauteur de leur tâche. Freinet cite en exemple l'Etat de Hambourg qui s'est donné pour but l'instruction de milliers d'ouvriers.

Le second (n° 35, du 5 mai 23) évoque la morale laïque. Après des considérations générales sur la morale cléricale et le dogme laïc nationaliste qui déboucha sur la guerre, il conclut en se référant à John Dewey : Il faut, si nous voulons que l'école contribue à la moralité, que nous en fassions une "institution réelle et vivante", car "la seule manière de se préparer à une tâche sociale est d'être engagé dans la vie sociale".

Le troisième (n° 42, du 1er septembre 23) est consacré à Pestalozzi, éducateur du peuple. Freinet y insiste particulièrement sur le caractère populaire de l'action du grand éducateur suisse.

Les articles suivants portent le titre commun : Vers l'école du prolétariat. Le quatrième (n° 47, du 15 nov. 23), donne un long compte rendu du congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle à Montreux. après avoir opposé cette "internationale" très bourgeoise à L'Internationale de l'Enseignement (prolongement de la syndicale et révolutionnaire Fédération de l'Enseignement dont il est adhérent).

Congrès honnête, académique, où l'on écoute sans passion, où l'on discute à peine. Beaucoup de directeurs (d'écoles privées dont les frais d'écolage interdisent l'accès aux enfants des familles non privilégiées). Les instituteurs sont totalement absents. Les pays pauvres, désavantagés par le change, sont à peine représentés, les Russes jugés trop compromettants. M. Ferrière se fait timide toutes les fois qu'il traite des relations entre l'école et la société. (...) Un certain M. Wilson découvre toute la misère capitaliste pour conclure : "Ne crions pas contre le capitalisme. Faisons en sorte que la machine serve vraiment au bonheur humain".

Freinet rencontre le Dr Decroly, le grand pédagogue belge, Cousinet, inspecteur français qui a introduit le travail par groupes, le professeur genevois Baudouin, spécialiste de la psychanalyse, Coué, le créateur de la fameuse méthode d'autosuggestion, et aussi le professeur Cizek, de Vienne, qui montre avec des projections ce qu'on peut obtenir, en fait d'art et par la liberté des enfants du peuple.

Il est attentif aux expériences de Paul Geheeb dans son école de l'Odenwald (Allemagne) : Une libre communauté qui est surtout remarquable par la réalisation d'un milieu social dont la perfection, au milieu de la société capitaliste, n'est guère explicable que par l'isolement. On y pratique les bains d'air, corps nu (éducation sexuelle naturelle), le libre travail aux champs et à l'école, et un enseignement en rapport avec ce nouveau mode de vie. Mais il juge abusif le nombre d'éducateurs (15 pour une quarantaine d'enfants). Aurait-on même un gouvernement prolétarien tout dévoué à l'enfance, il serait impossible de recruter consciencieusement un nombre suffisant de maîtres. (...)Il nous faut donc trouver une autre technique de l'enseignement en commun. (...) Que sera cette technique? Au point de vue discipline, c'est la libre communauté scolaire qui libère l'enfant de l'adulte. (...) L'enfant peut beaucoup apprendre de lui-même; il suffit de lui en donner l'occasion. Il faut cependant que l'adulte intervienne au moment voulu pour hâter le développement des enfants ou pour prévenir leurs erreurs. (...) L'enseignement ainsi compris devient une oeuvre infiniment délicate, qui demande beaucoup de tact et une connaissance approfondie de l'enfant. Nous aurons moins d'éducateurs (que les écoles nouvelles citées) mais les éducateurs devront être préparés minutieusement à leur métier.

La conclusion exclut cependant tout sectarisme : La Ligue sera incapable d'obtenir la mise en pratique de principes dont elle aura prôné la valeur. L'oeuvre de réalisation, c'est à nous de l'entreprendre, grâce à notre vivante Internationale. Mais nous aurons souvent à demander conseil à cette Ligue pour l'Education Nouvelle et nous trouverons, dans les livres et revues qui publient les travaux de ses membres, quelques-uns des matériaux pour l'Ecole du Prolétariat. Freinet est déjà tout entier dans cette phrase : prendre son bien partout où il se trouve afin de l'utiliser, souvent d'une façon différente, dans une autre stratégie.

Le cinquième article (n° 49, du 15 décembre 23) est consacré à la discipline nouvelle, à la libre communauté scolaire et aux écoles de la révolution. Freinet observe la volonté des créateurs d'écoles nouvelles bourgeoises de les installer en pleine nature : Pour nous, ce choix nous paraît être une condamnation du système capitaliste. Il confond un peu régime capitaliste et système industriel, mais la critique est judicieuse : si un tel milieu est incompatible avec la formation des enfants privilégiés, pourquoi y laisse-t-on s'étioler les autres? Des écoles d'esprit analogue - telles que les écoles communautaires de Hambourg ou les écoles nouvelles de Russie - ont pu vivre et prospérer dans un milieu social régénéré par la Révolution. Est-ce à dire que les écoles futures doivent rechercher la vie fiévreuse des usines plutôt que le calme des champs, des montagnes? Les écoles seront de préférence dans des endroits paisibles, mais vivants (forêts et jardins). (...) La Révolution s'efforcera de placer l'enfant dans un milieu non pas luxueux mais beau et harmonieux.

Quant à l'éducation : Au monde nouveau devra correspondre une nouvelle activité et on ne comprendrait pas que, dans une société où le libre travail sera roi, l'école s'en tint encore aux pratiques désuètes d'autoritarisme et de servilité. L'école nouvelle sera nécessairement l'école de la liberté, (...) milieu basé sur la liberté sociale et non sur la liberté intégrale chère aux anarchistes.

Parlant de l'expérience de Hambourg : Ces enfants, livrés à eux-mêmes durant les journées de crise révolutionnaires, ne furent pas toujours capables de sortir seuls de l'anarchie. Mais, là surtout où quelque adulte intelligent put les y aider, les bandes d'enfants s'organisèrent spontanément et s'installèrent dans des châteaux et des villas où ils s'instruisirent en commun. Il est cependant probable que, dans bien des cas, ces bandes n'auront pu franchir le stade intermédiaire qui est le règne des meneurs. On observe là déjà sa méfiance à l'égard de l'utopie non directive. Pour lui, la liberté fait partie des apprentissages sociaux. Il conclut que la libre communauté scolaire sera la forme révolutionnaire de l'école du prolétariat.

L'article suivant (n° 60, du 1er juin 24), intitulé La dernière étape de l'école capitaliste dénonce l'accumulation des connaissances au détriment de l'équilibre personnel et de l'harmonie sociale.

Le septième article (n° 62, du 1er juillet 24) est consacré à l'école du travail. Faisant la critique de la conception petite-bourgeoise et réformiste de l'Ecole du travail allemande, il témoigne d'une réelle connaissance de Kerchensteiner, Gauding et Blonsky mais ne semble pas encore connaître les idées du soviétique Pistrak. Freinet préconise d'abord pour les enfants les travaux au sein de la nature (cultures, élevages, construction d'abris primitifs, ébauches d'industrie) car ils sont une création constante qui développe l'intelligence et la raison, tout en familiarisant avec les premières pratiques scolaires : lire, écrire, compter, mesurer, peser, etc. (programme très proche de Decroly). Mais il va plus loin : A mesure qu'ils acquerront le sens de l'entraide et de la sociabilité, les élèves accéderont à un nouveau stade de l'éducation, celui de la différenciation lente des métiers. (...) La dernière étape sera la division actuelle du travail, caractérisée par le machinisme. Mais un tel enseignement ne devra pas être prématuré. Une des suggestions de Freinet nous fait songer aux futurs tenants de la Révolution culturelle chinoise : L'école doit rester l'école du travail. Non pas exclusivement car nous serons parfois en présence de chercheurs passionnés pour les spéculations intellectuelles pures. Mais du moins l'école devra garder cet autre correctif : être une branche de la production. Que l'étudiant se livre aux fantaisies intellectuelles qui lui plairont, mais pas avant de s'être acquitté de ses premiers devoirs sociaux, c'est-à-dire d'avoir contribué par son travail à créer la richesse sociale.

On le voit, avant même d'avoir transformé sa propre classe, Freinet a déjà défini les grands axes d'une autre pédagogie. Les deux articles suivants se reliant à ses nouvelles initiatives pédagogiques, nous en parlerons plus loin.

 

Au coeur du mouvement coopératif adulte

Au coeur du mouvement coopératif adulte Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:18

 

Au coeur du mouvement coopératif adulte

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Dans NPP, est évoqué à plusieurs reprises le rôle déterminant de Freinet dans la création de coopératives ouvrières ou rurales. Faute d'avoir accès à des archives de ces coopératives, il est difficile de donner des précisions pour cette période. En plus de son action dans son village natal, on peut affirmer qu'il est impliqué dans la vie de l'épicerie coopérative L'Abeille baroise qui occupe, sur la place principale de Bar-sur-Loup, un ancien petit bastion attribué maintenant à l'office du tourisme. Il arrive qu'on le trouve parfois aidant au comptoir, le soir, emplissant un litre de vin de pays ou une mesure d'huile d'olive.

Il ne partage pas l'illusion réformiste, selon laquelle la société pourrait passer, progressivement et en douceur, de l'économie capitaliste à une économie coopérative et mutualiste, alors qu'il juge nécessaire une révolution sociale profonde. Mais il refuse de reporter après le "grand soir" les changements immédiatement possibles. Même si l'on ne peut encore tout transformer, pourquoi ne pas changer dès maintenant ce qui peut l'être ? C'est la démarche qu'il appliquera aussi dans l'école.

 

 

Une patiente observation des enfants

Une patiente observation des enfants Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:19

 

Une patiente observation des enfants

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Les extraits qui suivent ont une histoire. Parmi les archives pédagogiques sauvées en 1986, se trouvaient essentiellement des éditions, des circulaires, des journaux scolaires et des dessins. En triant et classant tous ces documents, je découvris des copies, sans nom d'auteur, d'observations d'un même enfant échelonnées sur plusieurs années. Le prénom, Joseph, faisait penser à un petit élève de Bar-sur-Loup évoqué dans NPP (p. 19 à 23), mais un prénom ne constitue pas une preuve. D'autre part, si le style des notations pouvait rappeler celui de Freinet, comment expliquer qu'un tel document soit resté si longtemps inédit et, en tout cas, ignoré?

Devant l'intérêt de ces observations, quel qu'en ait été l'auteur, je décidai de les publier dans le bulletin des Amis de Freinet, en espérant que l'un des plus anciens lecteurs, compagnons de la première heure de Freinet, pourraient nous aider à en savoir plus. Quelques semaines plus tard, Madeleine Freinet elle-même confirma, photocopie d'une note manuscrite à l'appui, que son père était bien l'auteur de ces notes, sans préciser s'il en existait d'autres dans ses archives. Il ne fait donc plus de doute que ces observations concernent le petit Joseph de Bar-sur-Loup. Comme elles commencent dès sa petite enfance, bien avant son admission à l'école, leur rédaction pourrait s'échelonner durant presque tout le séjour de Freinet à Bar-sur-Loup (de 1920 à 1928). Ces notations qui semblent préfigurer certaines pages écrites, vingt ans plus tard, dans Conseils aux parents, L'Education du travail et Essai de psychologie sensible, ne pouvaient rester inconnues. En voici quelques extraits :

 

Il y a des enfants que les parents élèvent. Ils leur apprennent à manger en leur mâchant parfois les aliments ; ils les habituent patiemment à parler, à marcher.

Car, que serait l'enfant faible et désarmé sans le secours de sa mère et de son père?

Il mourrait! ou resterait muet et estropié!

Eh! bien, Joseph n'a pas de père. Sa mère l'a mis au monde un jour sans que nul, dans le village ne s'en émût. Et l'enfant poussa, avec sa maigre ration de lait que lui donnait honteusement sa mère.

Et quelques mois après, Joseph descendait dans la rue à quatre pattes, au risque de se tuer cent fois en roulant les quatre marches d'escalier qui, de la maison, débouchent sur la place.

Mais quelle bonne maman que cette place! Avec, pour tout vêtement, une robe translucide et déchirée qui lui sert de chemise et de tablier, Joseph prend corps avec la place. Il est là, assis dans la terre, les formes grassouillettes de son derrière nu se meurtrissant aux petits cailloux pointus. Il prend le sable à pleine main et le fait tomber sur sa tête en une jolie cascade qu'il admire avec sa figure épanouie... Et le sable parsème ses belles boucles blondes, vierges et pouilleuses, que le fer ni le peigne n'ont encore touchées.

Il porte à la bouche tout ce qui tombe sous sa main. Si c'est bon, il le savoure, même si les gens, autour de lui, font une effroyable mine de dégoût. Si c'est mauvais, il a toujours le temps de le repousser et de le faire tomber sur le devant de sa robe d'où il le chasse avec sa main, geste de coquetterie.

Tel qu'il est, petit sauvageon dégoûtant, on l'admire. On admire ses beaux yeux noirs pétillants; on admire surtout sa patience et son sans-gêne...

La nature est tout de même une bonne mère. Toutes les saletés que Joseph a ramassées et mangées ne l'ont pas tué ; au contraire, regardez ses bonnes joues d'enfant Jésus. Les charrettes et les automobiles ne l'ont pas écrasé non plus... et dieu sait s'il en passe pourtant!

Mais cet enfant ne peut pas prospérer! Personne ne s'occupe de lui. Sa mère le connaît à peine, comme la chatte qui court après les mâles. Une vieille grand mère qui a bien d'autres soucis, le couche le soir, le lève le matin et lui donne le jour quelques morceaux de pain.

Et pourtant Joseph pousse.

*

Il s'est dressé sur ses pattes!

Pourtant, personne ne l'a accompagné durant de longues journées dans une marche difficile et hésitante. Et le voilà droit! Il marche! S'il tombe, ma foi!... il se ramasse... Il pleure d'abord à plat ventre, la bouche et le nez dans la terre. Il pleure très fort comme tous les enfants, espérant peut-être que quelque divinité viendra le relever et le consoler.

Et puis, il ouvre ses yeux tout brillants de larmes. Des paillettes brillent dans le sable; un petit bâton noir le tente... L'enfant les saisit à pleine main, les remue, les jette et les reprend. Il est encore à plat ventre comme il était tombé, mais il ne pleure plus ; il ne se souvient plus même d'être tombé... Et il gazouille... Il parle à la terre sa mère, à la branche son amie.

Il remue enfin. Mais c'est pour se coucher sur le dos cette fois. Sa robe s'est repliée sous les épaules et on voit le corps comme un ver nu. Joseph, jambes en l'air, s'en soucie bien peu. Il est maintenant occupé à faire cascader sur son ventre chaud le sable frais qui brille et danse au soleil.

*

Il commence à courir vers la campagne. Et, si la grand-mère ne veut pas l'emmener, il se couche sur le dos, en dressant ses jambes en l'air et criant à tue-tête, comme s'il allait mourir. Et peut-être bien qu'il souffre beaucoup de ne pouvoir quitter la place pour les champs où il serait si bien.

Les occupations ne lui manquent pourtant pas.

Il a quelques vieilles boîtes de conserve rouillées, aux bords échancrés. Avec ces ustensiles, il porte de la terre dans un coin du parapet ; puis il va chercher de l'eau à la fontaine toute proche et il passe de longs instants à faire couler l'eau sur le sable qu'elle entraîne. La petite rivière disparaît entre deux pierres. Et c'est toujours avec le même frémissement de joyeuse attente qu'il la voit reparaître au-dessous.

Quand il a soif, ces boîtes qui ont contenu tant de choses font office de verre. Et parfois, comme pour donner un peu plus de goût à l'eau claire, il la parsème de sable et la remue avec un bâton souillé. Puis il boit avec délices.

*

C'est l'automne : les feuilles sèches s'entassent au pied des murs.

Joseph en prend d'énormes brassées et les porte consciencieusement dans un coin entre deux branches formant berceau. Sans se lasser, il répète son geste jusqu'à ce qu'une bonne couche fasse un lit moelleux. On croirait voir un petit primitif préparant son repos de la nuit. Et de fait Joseph s'allonge avec volupté dans son lit dont les feuilles crissent. Puis plus rien ne bouge. Un instant Joseph a fermé les yeux. Il joue tout seul à l'enfant endormi.

Un oiseau gazouille, une poule gratte tout près de l'eau. Debout, voici le matin.

Il se dresse, se secoue, éparpille les feuilles et s'en va à une autre occupation.

*

Et voici l'hiver.

Malgré le vent froid, De bonne heure, Joseph redescend les marches de l'escalier. Il joue avec le vent qui enfle ses jupes et mord à même dans ses cuisses grassouillettes. Mais Joseph chante.

A-t-il froid ? Souffre-t-il ? On ne peut le dire. Il doit bien sûr sentir la bise qui pique. Mais il considère peut-être que c'est là un petit mal naturel, comme la main de la mère qui frappe, comme la pierre qui le blesse quand il tombe. Si la douleur est trop vive, il pleure un instant, puis reprend sa vie.

Le garde a entassé les dernières feuilles et les a allumées. Joseph tourne un instant dans la fumée âcre; puis s'approche du foyer. Il souffle et voit en effet le feu incolore qui grignote les feuilles sales. Plus il souffle fort, plus le feu mord à grandes bouchées.

Remuons un peu ! Mettons un peu de papier, c'est bien plus amusant.

Voici un tison. Joseph souffle bien, car le voilà bien embrasé. Il regarde un peu à droite et à gauche. Personne de suspect. Prestement il emporte le tison dans un coin derrière la coopérative; il approche fébrilement des brindilles et du papier. Il souffle.

Le beau feu flambe. Et Joseph, les bras levés, chante un hymne au feu qu'il a maîtrisé et asservi.

*

Ah! ces bonnes soirées d'hiver devant le feu qui brûle la face ! les paisibles dîners, à la lueur d'une bonne flambée ! les veillées dont le souvenir nous est si doux à tous !

Hélas! Joseph n'a rien de tout cela. Ce qu'il a au juste, je n'en sais rien car je n'ai jamais pénétré dans sa maison. Mais je sais que le bois est rare - et plus rare encore la place pour la nombreuse famille. Il y a le grand-père que Joseph appelle "son père"; la grand-mère qui est "ma mère"; la mère qui est on ne sait quoi pour lui; un frère et une soeur qui ne savent que crier de leur voix éraillée. Ils ont à tous une cuisine et une chambre.

Calme de la maison paternelle!

Le soir, vers 7 h, j'entends souvent Joseph qui pleure de toute son âme. Savez-vous ce que c'est que pleurer de toute son âme? Tout le corps, tout le cerveau est secoué alors par une peine accablante, une peine qui vous ferait mourir. Les hommes sentent encore cela quand un malheur épouvantable les atteint.

Ce soir Joseph pousse des sanglots de malheureux.

Et brusquement, dominant les sanglots, les arrêtant un court instant, la voix de la mégère - de la maman - crie : - Ah! r.r.r! Tu vas voir ce que je te fais là-dessous!

Et je devine Joseph sous le noir de la table, frémissant de terreur et d'angoisse.

Un instant après, la porte s'ouvre. Joseph descend dans la rue, une bouteille au bras et se dirige vers la coopé.

- Un litre de vin...

Et il s'en retourne en traînant ses savates. La porte se referme et assourdit à nouveau le continuel bruit de disputes.

*

Joseph n'a pas de bonne maman, mais Joseph a un chat. C'est un joli chat noir qu'il prend dans ses bras et serre très fort contre la poitrine. La chat confiant miaule, on ne sait trop si c'est de douleur ou de plaisir. Il allonge sa tête jusqu'à la figure de Joseph qui l'embrasse à pleine bouche.

Joseph fait la course avec son chat. Il l'emporte jusqu'au parapet. Là il le lâche brusquement, et tous deux, pieds nus, courent à toute vitesse vers la maison. Parfois Joseph - car il est leste - arrive à attraper la queue du chat. Celui-ci s'arrête alors, désappointé, et sa minauderie semble dire : recommençons !

Cette fois - peut-être le chat a-t-il à dessein accéléré sa course -, cette fois, Joseph est bien en arrière. Et voilà déjà le chat sur le pas de la porte où il attend Joseph.

Tous deux s'en vont à la maison où ils partagent une croûte de pain.

*

Joseph a grandi et il est à l'école. Tout l'intéresse d'abord sauf la classe.

Le chat à l'école

Il y a une petite souris dans le placard de l'école. Elle ronge le papier. Il faut l'attraper. Joseph s'offre pour débarrasser et chercher la souris. Il suit avec attention les traces diverses, comme un chat. Mais il n'a rien vu.

On lui a suggéré d'apporter son chat. D'abord il était décidé. puis il a réfléchi : son chat languira tout seul là. Il sera mal, il aura froid.

- Oh! je peux pas l'apporter, il ne veut pas.

Et il n'y a rien à faire. Car ce soir, quand tout criera dans la maison, il caressera le chat. Il s'endormira en le tenant dans les bras.

Je n'ai pas voulu le priver de cette consolation.

Finalement, son frère a apporté le chat pour manger la souris de notre placard. Lui ne voulait pas. Et, au moment de sortir, il lui a jeté un dernier coup d'oeil compatissant.

Le matin, Joseph était là de bonne heure.

- Je ne sais pas s'il a dormi dans un bureau.

Le chat s'était couché tranquillement sur la chaise.

*

Hiver

Derrière la coopérative, ils sont cinq ou six autour d'un petit tas fumant de brindilles. Ils ont mis deux pierres avec, dessus, un petit entonnoir qui est la cheminée. Et chacun, à tour de rôle, s'époumone à souffler. Et quand le souffle ou la fumée fait chavirer l'entonnoir, ils s'écartent et frissonnent de peur.

Le feu brûle maintenant... Puis il reste un peu de braise. Joseph va prendre chez lui quelques châtaignes et les enterre sous la cendre.

Ce jour-là justement, il y avait encore un peu de neige. Mais Joseph et Ginetto surveillaient les châtaignes qui rôtissaient. Mais on est rentré (en classe) et les châtaignes n'étaient pas encore cuites.

Et pendant que les autres pensaient au bonhomme de neige, eux avaient l'esprit et la bouche pleins de châtaignes rôties et brûlées.

*

Joseph accourt avec une poignée de brindilles dans la main. Et les autres enfants, grands et petits, le suivent. Ils sont tous là maintenant, accroupis sous un recoin du mur et un peu de fumée monte par instant. Celui qui vient de souffler se redresse en s'essuyant les yeux, inspecte le chemin et le champ, puis s'accroupit pour suivre en frémissant les progrès du feu.

Tout d'un coup, un flottement étrange se produit dans le groupe attentif. Joseph se dresse aussi, regarde et remarque tristement :

- Va, il ne nous dit rien!...

Mais tout de même, par prudence, il ramasse son bâton, son chapeau qu'il avait sur les genoux, un gros rouleau de papier, et, lentement, sans rien dire, s'en va en suivant le mur et disparaît dans une ruelle. Les autres n'ont pas même fait de réflexion. En bons moutons craintifs, ils ont suivi Joseph, les pieds sur ses talons et ont disparu de même.

Le feu est seul maintenant et s'éteint... Le gendarme passe, sans regarder même, et sans se douter qu'il vient de faire fuir Joseph et ses servants.

*

Je rappelle à Joseph que, lorsqu'il était petit, il ne voulait pas venir à l'école. Joseph répond :

- Oui, mais j'avais un hanneton dans le trou d'un mur et il fallait que je le surveille. Alors je ne pouvais pas venir à l'école.

*

- Oh! Monsieur, il est entré une grosse bête dans le placard. Et il ouvre, cherche avidement comme un chien de chasse. Il découvre enfin une sorte de petit mille-pattes qu'il jette sur le parquet.

 

Voyage en URSS

Voyage en URSS Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:20

 

Voyage en URSS

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Comme ce voyage s'inscrit dans la logique des précédents (Hambourg, Montreux), je l'inclus dans ce chapitre, mais la rigueur chronologique m'obligera à revenir en arrière au chapitre suivant.

En 1925, le syndicat pan-russe des Travailleurs de l'Enseignement lance une invitation aux instituteurs d'Europe occidentale. Une cinquantaine d'entre eux seront pris en charge pendant leur séjour par les syndicalistes soviétiques. Par contre, les frais de passeport et de voyage jusqu'à la frontière (2000 F de l'époque) seront à la charge des invités. Le Syndicat National des Instituteurs (réformiste) n'en a pas informé ses syndiqués, mais la Fédération de l'Enseignement a fait paraître plusieurs articles à ce sujet dans L'Ecole Emancipée. Freinet se porte candidat au voyage.

Dans la délégation, se trouvent quatre Allemands, un Luxembourgeois, un Belge, tous socio-démocrates, une Italienne communiste, cinq Français, dont un seul communiste (Boyer) et les autres sans parti (Blutte, Wullens, Françon et Freinet).

Nous connaissons ce voyage d'après deux textes publiés en 1927 par la revue de Wullens Les Humbles : l'un est de Wullens lui-même, intitulé Paris-Moscou-Tiflis (P.M.T., 232 p.), l'autre de Freinet : Un mois avec les enfants russes (M.E.R., 57 p.). Certains lecteurs des deux textes m'ont dit avoir été déçus par la brochure de Freinet face au livre de Wullens. C'est, à mon avis, oublier qu'ils n'ont ni la même ampleur, ni, surtout, le même but.

* Les lecteurs pourront lire l'analyse que donne Michel Launay du livre de Wullens dans Actualité de la pédagogie Freinet (Presses Universitaires de Bordeaux, 1989), pp. 53 à 62.

Pour Wullens, le propos est clair : malgré ses réticences, il est allé voir sur place et a été convaincu des transformations positives opérées par la révolution soviétique. Il en fait la démonstration, sans cacher quelques critiques légères mais en montrant leur faible poids par rapport à l'ensemble. Au total, le témoignage "globalement positif" d'un militant politique, salué comme tel par la presse communiste de l'époque.

Pour Freinet, l'objectif est différent : Des relations de voyage à l'usage des éducateurs ont paru dans divers journaux pédagogiques. J'ai pensé que nos grands élèves, ceux qui commencent à s'intéresser à l'organisation sociale -- à l'école ou dans la vie -- ne devaient pas être oubliés. Je leur dédie aujourd'hui ce modeste compte rendu .

Je ne retiens de Wullens qu'un passage montrant la volonté de Freinet de ne pas se contenter des visites organisées : Van de Moortel, fouinard et indiscipliné, ayant cru discerner une école dans le bâtiment voisin, a traversé la haie de clôture suivi par Freinet. Un quart d'heure d'attente, les camarades russes s'impatientent, craignent d'arriver en retard, prétendant que nous aurons le temps de voir des écoles, que cela n'est pas prévu au programme d'aujourd'hui, qu'il est l'heure de rentrer, etc. Van de Moortel et Freinet finissent par arriver, radieux. Ils sont entrés dans une grande salle de jeux où il y avait un piano. Van de Moortel a joué "l'Internationale" et de toutes les chambres, de tous les coins du jardin sont accourus des petits bonshommes à la face camuse, au teint bronzé : jeunes Tartares, orphelins, ayant failli mourir de faim lors de l'inondation de la Volga. Accueil enthousiaste des gamins aux grands camarades d'Occident. Cordialité des maîtres se désolant qu'on les surprenne dans une école en vacances, exhibant à la hâte journaux muraux, cahiers, diagrammes, travaux des élèves, etc., toutes choses que nous allions retrouver dans les écoles, les jours suivants, mais qui là, dans cette école, non préparée, où nul ne nous attendait, existaient pareillement. Le cortège se remet en route, salué par les acclamations de tous les hôtes de la maison. Un épisode semblable se déroule, à l'occasion d'une panne de voiture, avec la visite inopinée mais très chaleureuse d'un internat pour fillettes "arriérées".

Wullens et Freinet ont tous deux été subjugués par l'immense défilé de la journée internationale des Jeunesses Communistes, le 6 septembre à Léningrad. Après avoir dit qu'ils s'étaient arrangés pour arriver vers la fin, mésestimant le retard de la manifestation, Wullens reconnaît : Ma foi, il nous enthousiasma plus que nous ne l'avions cru : ces milliers de jeunes gens et de jeunes filles, fraternellement unis, avec leurs drapeaux rouges et leurs pancartes aux inscriptions vibrantes, voilà l'avenir de la révolution ! Ces jeunes générations qui montent et remplacent peu à peu les adorateurs d'icônes et les serviteurs du tsar, voilà qui peut donner confiance (PMT, p. 71). Cet enthousiasme ne l'empêchera pas de trouver rapidement qu'il s'agit là en fait de nouvelles icônes et d'un nouveau tsar. Son antistalinisme le poussera même à déclarer dans Les Humbles en 1938, après les accords de Munich, qu'Hitler est beaucoup moins dangereux que Staline et le fera verser plus tard dans la presse de la Collaboration.

Freinet, familier du carnaval de Nice, apprécie de découvrir qu'un défilé de chars peut avoir un contenu social et éducatif (MER, p. 21). Il reste éberlué devant le déferlement de cette foule (120 000 jeunes, affirment les guides).

Nos deux témoins s'intéressent au journal mural, affichage de propagande interne, utilisé aussi bien dans les usines que dans les écoles. Wullens s'acharne à en ramener en France des exemplaires (PMT, p. 81). Freinet de son côté (MER, p. 15), découvrant l'importance de la communication par affichage, lui donnera un autre contenu : d'abord exposition de documents, préparés par les élèves ou envoyés par leurs correspondants, et, plus tard, il appellera "Journal mural" l'expression publique par écrit des souhaits, critiques ou félicitations des enfants.

L'essentiel de sa brochure est consacré à l'éducation des enfants soviétiques. En plaisantant légèrement, on pourrait dire que Freinet admire surtout en URSS l'application des pédagogies anglo-saxonnes modernes. J'exagère à peine car il utilise des termes n'ayant rien de russe : les clubs (p. 29), le self-government (p. 23), le Dalton-Plan, méthode américaine de travail individualisé (p. 32). En fait, il confirme ses propos de Clarté : seule la révolution sociale donne sa véritable portée à l'éducation nouvelle, contradictoire avec l'injustice et l'exploitation de l'homme qui fondent le système capitaliste. Même point de vue dans son article de L'Ecole Emancipée (n° 7 du 8 novembre 25), Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique qu'il conclut ainsi : Ce qui doit pourtant réconforter les chercheurs d'Occident, c'est de constater que les Russes ont recommencé nos expérience sur une vaste échelle. L'identité des résultats nous prouve que la pédagogie d'avant-garde occidentale est dans la bonne voie et elle nous encourage à continuer nos efforts pour préparer, en régime capitaliste, l'avènement de l'école du peuple.

Alors que certains l'accuseront plus tard de prétendre changer la société par la pédagogie, Freinet considère, au contraire, qu'il n'existe qu'une seule éducation fonctionnelle, conforme aux besoins des enfants et de la vie sociale. C'est seulement par l'éducation de la liberté (ni par l'endoctrinement - quel qu'il soit - , ni par le laisser-faire) que l'on forme des êtres libres, capables de décider de leur destin collectif et personnel. Dans les régimes d'injustice sociale, une telle éducation n'est tolérée que pour une minorité de privilégiés, dont elle renforcera l'emprise sur les masses n'en ayant pas bénéficié. Il faut donc démocratiser cette éducation en la généralisant, mais on ne peut faire l'économie de la révolution sociale qui seule lui donnera une perspective.

Pour l'heure, Freinet assiste en URSS à un vaste brassage de pratiques éducatives qu'il approuve. Cela contribue sans doute à son adhésion au Parti Communiste dont je ne peux fixer la date précise en 1925-26. On observera bientôt un gel de toutes les expériences admirées et la mise en place d'une pédagogie encore plus dogmatique et contraignante que celle que Freinet condamne en France. Il ne remettra pas pour autant en question son choix politique, car il considère l'abolition du capitalisme comme déterminante, mais il ne cessera de répéter qu'il rejette tout endoctrinement parce que c'est la manière la plus bête et la plus inefficace de former des hommes.

Curieusement, ni Wullens, ni Freinet ne citent le nom de Pistrak dont ils doivent avoir visité l'école expérimentale du Narkompross à Moscou, si l'on en croit Van de Moortel dans sa courte préface de la première traduction française du livre de ce pédagogue de pointe de l'école soviétique d'alors : Les problèmes fondamentaux de l'école du travail (réédité en 1973 chez Desclée De Brouwer). Freinet semble pourtant influencé par cette expérience lorsqu'il construit sa propre pédagogie.

 

 

Vers la transformation des pratiques

Vers la transformation des pratiques Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:21

 

Vers la transformation des pratiques

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Avant même d'avoir entamé le processus de transformation de sa classe, Freinet sait clairement où il veut aller. On glisse souvent trop rapidement sur cette période essentielle d'imprégnation et de maturation. Peut-être afin de prouver qu'en bon matérialiste, il tire toute théorie de sa pratique, selon le processus de tâtonnement expérimental qu'il décrira par la suite.

Il faut pourtant se rappeler que son expérience de l'éducation n'a pas débuté dans sa petite classe de Bar-sur-Loup, mais dans son village de Gars où il a vécu tant de découvertes passionnantes, dans ses écoles successives où il a subi le dogmatisme et l'ennui, dans les tranchées et les hôpitaux où il a mesuré l'imposture du nationalisme belliciste et l'immense gâchis qui en résulte. Par la confrontation des idées, il vient de clarifier ses choix fondamentaux : une éducation du travail et de la liberté au sein d'un groupe coopératif, une école conçue pour tous les enfants du peuple, dans la perspective d'une société internationaliste, libérée de l'exploitation.

Freinet ne s'embarque pas, tel Christophe Colomb, pour atteindre par une autre voie un continent connu. Il a défini les caps qui le conduiront vers un monde nouveau. Sur le choix des moyens, aucun sectarisme idéologique ne lui fera refuser ce qui est utilisable, sous prétexte que cela proviendrait d'une origine qu'il n'apprécie pas. Il ne lui faudra pas des décennies pour découvrir, comme les successeurs de Mao, que "les bons chats sont ceux qui attrapent les souris", l'important pour lui est de s'assurer auparavant qu'ils ne commenceront pas par dévorer tous les oiseaux.

Avant la rentrée charnière d'octobre 1924, qu'a-t-il déjà modifié dans sa classe? Seul son journal de bord pourrait peut-être nous informer. Ses observations d'enfants indiquent le climat général. Freinet raconte dans une interview enregistrée (livre-cassette Freinet par lui-même, PEMF, 06 Mouans-Sartoux), qu'il a commencé à changer sa pédagogie en pratiquant les "promenades scolaires", c'est-à-dire en allant étudier sur place la nature et les travaux des adultes. Un de ses anciens élèves, Lucien Pellegrini, confirmait en 1971 : Les "leçons de choses" en plein air étaient toujours l'occasion de découvertes passionnantes et chaque élève, en apportant ses brins de connaissances, contribuait à bâtir une leçon bien équilibrée et très vivante. Les insectes et les petits animaux n'étaient pas absents de ces discussions. Nous en apportions souvent en classe et le maître savait attirer notre attention sur le rôle qu'ils jouaient dans la nature.

Un hiatus se produisait au retour dans la classe, ajoute Freinet. Après les sorties, on écrivait un petit compte rendu collectif, mais on devait revenir bien vite aux exercices traditionnels des manuels, sans aucun rapport avec ce vécu. Il aurait fallu d'une part donner à chaque enfant un exemplaire lisible de ces textes, mémoire vivante de la classe (la polycopie donnait des résultats trop pâles), d'autre part proposer des documents et des exercices liés au sujet qui venait de susciter l'enthousiasme. Ce sera l'objet des recherches suivantes.

 

 

Des repères chronologiques à clarifier

Des repères chronologiques à clarifier Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:22

 

Des repères chronologiques à clarifier

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Les débuts d'une autre pratique de l'éducation

(1924-1926)


L'imprimerie à l'école

 

Des repères chronologiques à clarifier

 

Une légère entorse à la chronologie m'a fait parler précédemment du voyage en URSS pour l'inclure dans les influences extérieures. Cela m'oblige à revenir en arrière pour aborder la mise en oeuvre de nouvelles pratiques pédagogiques.

Dans NPP, sans précision sur la date à laquelle Freinet commence à imprimer, le début de sa première correspondance interscolaire avec René Daniel est situé à la rentrée scolaire de 1924 : On comprend l'émotion qui se cachait sous cette simple phrase transcrite, sans commentaire, sur une page du journal de bord : "28 octobre 24 : Maintenant, nous ne sommes plus seuls!" (NPP, p. 44). N'ayant jamais eu en mains le journal de bord de Freinet, rien ne m'autorise à contester qu'il ait écrit cette phrase à cette date. Une chose est pourtant certaine : Freinet lui-même (dans Les Techniques Freinet de l'Ecole Moderne, Colin-Bourrelier, p. 23, et dans le témoignage oral du livre-cassette Célestin Freinet par lui-même, confirmé par Daniel (sur la même cassette) affirme que c'est en octobre 26 que débute cette correspondance. Les imprimés des enfants bretons cités (NPP, p. 43) portent en réalité tous une date : 1927. Il nous faut donc rechercher le fil chronologique exact, en l'occurrence sous la plume du principal acteur de l'aventure : Freinet.

 

 

Une imprimerie utilisable par de jeunes enfants

Une imprimerie utilisable par de jeunes enfants Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:34

 

Une imprimerie utilisable par de jeunes enfants

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Jusque là, les rares établissements d'éducation possédant une imprimerie utilisaient un matériel professionnel d'artisan imprimeur, manié par les plus grands. Le jeune âge des élèves de Freinet (CP-CE) et ses faibles moyens financiers excluent une solution de ce type, tout comme le manque d'espace dans sa classe. Dans son livre L'Imprimerie à l'Ecole, publié en 1927 chez Ferrary à Boulogne-sur-Seine (à ne pas confondre avec la seconde édition, publiée en 1935 à Vence et profondément remaniée), Freinet écrit : Après mûre réflexion, après des hésitations et de nombreuses recherches pour découvrir, dans le commerce, une presse à main d'un prix abordable, d'une simplicité de manoeuvre et d'un rendement typographique suffisants pour l'usage que je m'en proposais, je commandai la presse à main "La Lino", qui m'apparut comme remplissant le plus de conditions désirables. En octobre 1924, j'installai la presse à l'école et nous commençâmes le travail .

Comme il est seul à démarrer cette expérience, on voit mal comment pourrait naître immédiatement un échange. Si Freinet écrit le 28 octobre 24 : Nous ne sommes plus seuls, il ne peut s'agir que d'encouragements reçus de personnes auxquelles il aurait envoyé ses premiers essais. Trois noms connus se présentent aussitôt à l'esprit : Ferrière, Barbusse, Romain Rolland dont nous savons qu'ils ont très tôt soutenu chaleureusement ses expériences.

L'imprimerie choisie n'avait pas été conçue à des fins pédagogiques, mais pour permettre à des commerçants d'éditer eux-mêmes les étiquettes et papillons publicitaires dont ils pouvaient avoir besoin. Les caractères de plomb étaient de type professionnel. Par contre, les composteurs d'une seule ligne, en cuivre, avec vis de serrage, permettaient une manipulation simple pour de non-professionnels. Quant à la presse de bois, elle présentait une caractéristique singulière la différenciant de toutes les autres. Sans doute par analogie avec les cachets de caoutchouc ou de métal, couramment employés dans les commerces et les bureaux, le bloc de caractères n'était pas fixé sur le socle, comme sur toutes les presses d'imprimerie, mais sur le volet abattant. Ce qui exigeait un serrage vigoureux des composteurs, nécessitant une poigne forte, et occasionnait une fatigue supplémentaire des enfants pour rabattre totalement le volet afin de procéder à chaque encrage. A l'expérience, cette anomalie technique motiva la première modification apportée par Freinet et les caractères de plomb furent définitivement posés sur le socle fixe de la presse.

Freinet précise : Nous avons ainsi, durant l'année scolaire 1924-25, imprimé environ 2000 lignes qui correspondent à un livre de lecture ordinaire de 100 pages. Nous avons donc là notre livre, non seulement copieux, mais vécu, travaillé, scruté ligne à ligne, et dont l'intérêt pour les élèves est tout simplement une révélation.

Il ne passe sous silence ses prédécesseurs dans l'utilisation de l'imprimerie avec des jeunes. Dans son livre, il cite (p. 7) les exemples qu'il connaît : bon nombre d'écoles nouvelles allemandes, quelques écoles russes. En Belgique, l'école Decroly publie chaque mois Le Courrier de l'Ecole. En France, l'inspecteur Cousinet fait imprimer par un professionnel L'Oiseau bleu, revue de textes d'enfants écrits pour des enfants. Mais nous allons voir que Freinet attend bien davantage de l'imprimerie.

* Il semble ignorer à cette époque l'action de Paul Robin à l'orphelinat de Cempuis et celle de Sébastien Faure à La Ruche.

 

 

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Première diffusion de l'expérience

Première diffusion de l'expérience Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:35

 

Première diffusion de l'expérience

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

A la suite de ses premiers essais, Freinet écrit deux articles pour Clarté, toujours sous le titre général Vers l'école du prolétariat. . Dans le n° 73 (avril 25), avec le sous-titre Les manuels scolaires, il se livre d'abord à une critique : le manuel fatigue nécessairement par sa monotonie; il est fait pour les enfants par des adultes; il est un moyen d'abrutissement; il continue à inculquer l'idolâtrie de l'écriture imprimée; il asservit aussi les maîtres en les habituant à distribuer uniformément la matière incluse à tous les enfants; on moule déjà l'enfant à la pensée des autres et on tue lentement sa propre pensée; il faut donc détrôner le manuel scolaire. Je me contente de citer les têtes de paragraphes dont le développement n'a pas toujours la force convaincante qu'il acquerra par la suite. Mais on voit bien la continuité de la pensée de Freinet depuis 1920 : l'école capitaliste est une entreprise de conditionnement des enfants; les manuels sont le principal moyen d'asservissement des élèves comme des maîtres; il faut donc les remplacer par un autre moyen d'éducation.

Dans la partie positive de l'article, il montre comment il a fait évoluer le cahier de vie conseillé par Ferrière pour y réunir les textes personnels des enfants. Avec l'imprimerie, il en fait un livre de vie dans lequel l'enfant apprendra à lire puis désirera lire d'autres livres. Il évoque le travail de bibliothèque (on dirait maintenant recherche documentaire) et le Dalton Plan.

Le second article (n° 75, juin 25) porte en sous-titre Contre un enseignement livresque, l'imprimerie à l'école. Un chapeau précise que pour répondre aux questions de plusieurs lecteurs, on a demandé à "notre camarade Freinet" de raconter l'application de sa méthode. Il décrit donc comment les enfants apportent des sujets de textes qui sont imprimés. Ce qui surprend, c'est son anticipation sur une phase suivante, car jusqu'à présent il est seul à imprimer dans une classe. La composition terminée, on imprime. Avec une presse à main pourtant rudimentaire, 100 imprimés sortent en cinq ou dix minutes (évaluation très optimiste avec ce matériel!) : un exemplaire que chacun collera à son livre de vie; quelques exemplaires supplémentaires pour les absents. Et parfois, le soir, un petit dévoué porte les leçons du jour à son camarade malade qui se tient ainsi au courant de la vie de sa classe. Trente-cinq imprimés sont destinés à nos camarades de l'école de J..., quarante à ceux de l'école de F... Et tantôt un grand expédiera à leurs adresses ces fragments de vie. Il est vrai qu'à dix heures aussi, le facteur apparaîtra, apportant deux envois des écoles de J... et de F... Et vous pouvez juger de l'entrain avec lequel nos élèves vont dévorer ces autres fragments de camarades qui habitent bien loin, dans des régions dont ils ne peuvent pas encore se figurer la place, mais dont ils apprennent ainsi la principale vie qui les intéresse : celle des autres enfants. L'anticipation est tellement saisissante que certains ont voulu deviner quels noms se cachaient sous les initiales de J. et de F. Aucun encore, et si Freinet les connaissait, il serait trop heureux de les citer clairement comme il fera toujours.

On peut penser que c'est en réaction à ces articles, peut-être déjà au premier, que Durand, instituteur à Villeurbanne, demande comment se procurer une imprimerie et que Freinet lui propose l'échange quotidien d'imprimés.

Nous savons aussi qu'au congrès syndical de la Fédération de l'Enseignement, en juillet 1925, juste avant le voyage en URSS, Freinet a rencontré Daniel et Wullens. Il est probable qu'il montre alors ses premiers imprimés à tous les collègues avec lesquels il discute. Cela ne suscite aucune décision immédiate mais produira ultérieurement des prolongements.

 

 

Vers un échange régulier d'imprimés

Vers un échange régulier d'imprimés Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:36

 

Vers un échange régulier d'imprimés

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Dans son livre L'imprimerie à l'école, Freinet retrace (p. 16) le cheminement exact : Nous avons fait mieux en 1925-26. Non seulement les enfants mieux entraînés composent très aisément des textes plus longs, mais surtout nous avons organisé l'échange régulier de nos imprimés avec une classe de Villeurbanne. Toutes sortes de contretemps, surtout administratifs, ont empêché notre expérience d'avoir son plein effet. Telle qu'elle est, elle ne manque pourtant pas d'être très encourageante. (...) Le total de nos deux livres de vie forme un ensemble de 3000 lignes, correspondant à un gros livre de lecture de 150 pages.

Plus loin (p. 26), il en dit davantage sur cet échange entre sa classe (25 garçons de 5 à 9 ans: section enfantine, CP, CE) et celle de Villeurbanne (un CE plus avancé de 30 élèves, dans une école à 10 classes) : L'annonce de cet échange avait suscité dans ma classe une joie et une curiosité étranges. Et, lorsque les premiers imprimés sont arrivés, il aurait fallu voir avec quelle avidité les élèves lisaient la pensée de leurs camarades de Villeurbanne! Que de réflexions! Que d'interrrogations! Quand, plus tard, de jolis dessins d'élèves, signés, accompagnaient les textes, quel bonheur! Et comme on suivait attentivement la vie des Antonini, des Varloud, etc. (il s'agit, on le devine, d'enfants de Villeurbanne). Même enthousiasme, paraît-il, dans la classe de Villeurbanne. "Comme mes élèves sont contents, m'écrivait l'instituteur, lorsqu'ils voient votre enveloppe d'imprimés sortir de la boîte aux lettres!". Hélas! Au moment le plus passionnant, brusquement, la classe de Villeurbanne a cessé ses envois. Notre camarade Durand, qui venait d'être nommé Professeur de Gymnastique, quittait son poste en novembre, et, jusqu'en février, la classe devait vivoter sans titulaire, les enfants dispersés, l'imprimerie désormais inactive. Malgré ce long arrêt, malgré le nouvel apprentissage qu'ont dû faire et les élèves et leur maître, M. Primas, l'enthousiasme n'a pas cessé. Notre expérience a triomphé de toutes ces difficultés administratives, et, depuis février, l'échange régulier a repris, à la grande joie des deux classes.

 

Des échos de presse sur l'imprimerie à l'école

Des échos de presse sur l'imprimerie à l'école Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:01

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

De novembre 25 à juillet 26, Freinet n'écrit pas moins de cinq articles pour L'Ecole Emancipée. Sans doute parce que sa priorité est d'amener les lecteurs, tous instituteurs, à modifier leurs pratiques, il adopte un ton beaucoup moins idéologique que dans ses articles précédents et il reste très près des réalités de la classe. Sous le titre Une expérience d'adaptation de notre enseignement : L'imprimerie à l'école, il montre (EE n°7, du 8 nov. 25) comment, à partir de leurs textes, les petits apprennent à lire en se passionnant. Sous le même titre, il répond ensuite (n° 8, du 15 nov.) aux objections de coût, de nombre d'élèves, de respect des programmes. Un peu plus tard (EE n° 36, du 6 juin 26), il insiste sur la nécessité de lier texte manuscrit et texte imprimé. Il évoque pour la première fois l'unité que créerait l'élévation graduelle du langage à l'écriture et à la lecture, cette unité qui existe dans l'éducation familiale qui fait monter l'enfant lentement, mais sans arrêt, du premier balbutiement au langage correct. Puis (n° 37, du 13 juin), il compare son utilisation de l'imprimerie avec celle de Decroly, Cousinet ou avec le matériel didactique Montessori. Il la compare également avec la polycopie et la machine à écrire. Enfin (n° 40, du 4 juillet), il tire un premier bilan pour sa classe et celle de Primas à Villeurbanne. Il annonce qu'à la rentrée, six écoles au moins imprimeront et participeront aux échanges. Il invite les lecteurs à lui demander tous renseignements complémentaires. C'est grâce aux articles de L'Ecole Emancipée que viennent se joindre les premiers adeptes de l'imprimerie, tous militants engagés, même si leurs convictions politiques sont diverses (anarcho-syndicalistes, communistes dont certains deviendront trotskistes, socialistes et quelques chrétiens progressistes). La plupart ont combattu, souvent courageusement, en 14-18 et sont revenus résolument pacifistes.

Jusqu'alors, Freinet s'est fait lui-même le propagandiste de sa nouvelle pratique. En juillet et août 26, d'autres parlent de son expérience et, fait plus étonnant, dans la presse d'information. Le dimanche 4 juillet, paraît dans le très sérieux et très bourgeois quotidien parisien Le Temps un article intitulé A l'école de Gutenberg . Comment Freinet a-t-il rencontré le journaliste qui signe d'un V ? Ce dernier ne se contente pas de décrire le côté pittoresque auquel s'attachent souvent ses collègues, il se livre à une analyse de la démarche de Freinet :

Ce psychologue a remarqué qu'un enfant ressent une impression forte et durable lorsqu'il voit sa pensée imprimée. Il y a là une transposition dans un plan nouveau, une transmutation de valeur et, si l'on peut dire, une transfiguration que connaissent bien les écrivains et qui permet assurément à un maître intelligent d'exercer sur l'imagination et sur la volonté d'un enfant une action extrêmement énergique. (...) L'imprimerie confère à un mot une dignité dont les enfants doivent ressentir profondément le prestige. Couler sa pensée dans du métal, c'est lui assurer une apparence flatteuse de solidité et de pérennité. (...) Travailler pour l'imprimerie constitue une opération de l'intelligence très différente de celle qui consiste à noircir un cahier scolaire. On choisit ses mots avec infiniment plus de soin et de respect lorsqu'on songe qu'ils vont recevoir les honneurs de la composition. (...) L'instituteur des Alpes-Maritimes a utilisé fort ingénieusement tous ces secrets mouvements de notre instinct. (...) Quel journaliste refuserait de saluer avec sympathie une initiative qui rend hommage à ce qu'il y a de plus mystérieux, de plus troublant et de plus fort dans la technique quotidienne dont il se sert pour saturer l'air que nous respirons de particules de sensibilité et d'intelligence ?

On s'est longtemps interrogé sur l'identité de ce V., journaliste de journal conservateur qui s'enthousiasme sur une innovation pédagogique. Jusqu'au jour où Victor Acker trouve dans un dossier du ministère une lettre du secrétaire d'Emile Vuillermoz qui recherche l'adresse de M. Freinet pour lui transmettre une lettre qu'il a reçue à la suite de son article du journal Le Temps. Il me téléphone pour me demander qui est cet Emile Vuillermoz. L'énigme s'éclaire brusquement : ce n'est pas un vulgaire journaliste qui est allé visiter Freinet dans sa classe, mais un critique musical connu et respecté qui a réagi en artiste, comme Barbusse et Romain Rolland.

Un tel article en suscite d'autres. Le journal bourgeois régional, L'éclaireur de Nice et du Sud-Est, ne veut pas rester à la traîne et méconnaître une possible gloire locale, découverte par un confrère parisien. Il s'empresse de publier le 6 juillet, sous le titre : Un procédé moderne d'enseignement, l'éducation par la typographie, un article plus long et très descriptif de G. Davin de Champclos, illustré de deux photos : l'instituteur au milieu de cinq de ses élèves et, en médaillon, le portrait de Freinet. A son tour, Comoedia, hebdomadaire parisien que rien ne destine à parler de pédagogie (sinon le fait que Davin de Champclos en a été le collaborateur avant de s'installer sur la Côte d'Azur), publie dans son n° du 23 juillet des extraits de l'article précédent sous le titre : Pédagogie en action: Des écoliers deviennent imprimeurs . Les choses sont claires, c'est la fibre artistique qui a réagi chez ces amis de Vuillermoz.

D'autres journaux font écho à l'innovation mais tous ne partagent pas l'enthousiasme du journaliste du Temps. Ainsi, dans Le Républicain Orléanais du 21 juillet, un certain P.B. écrit dans un entrefilet L'Ecole de l'imprimé : Nous sera-t-il permis d'être moins enthousiaste que notre confrère? (...) quel sera le résultat fréquent du procédé? C'est de donner aux enfants la terrible passion de l'imprimé, de les introduire dans le domaine enchanté des lettres, de leur pendre au coeur l'écritoire diabolique. Il ne faut rien faire devant les enfants. Petit "imprimé" deviendra grand. Il voudra faire un roman, comme tout le monde, écrire des articles dans les journaux, ou sur les murs des professions de foi. (...) Quand l'école assiègera les éditeurs, le Temps regrettera les temps révolus où, avant d'écrire, on apprenait à lire!

Le quotidien milanais Corriere della Sera va plus loin dans la critique. Il se méprend d'ailleurs en croyant qu'il s'agit d'imprimer une anthologie des meilleures rédactions. Il conclut : L'enseignement et l'art sont deux choses bien différentes qui vont rarement ensemble. Tant que les enfants sont restés éloignés de l'art, ils se sont contentés de l'école ; mais quand ils sauront que, fermant le syllabaire, ils auront le droit de laisser de côté la grammaire et de conquérir quand même l'immortalité, ils délaisseront les programmes, les horaires, le travail et ne cultiveront que la petite plante de la vanité ; et c'est vous, Monsieur F. qui l'aurez semée. Quel remords! Pour donner chaque année une cinquantaine d'écrivains, bons ou mauvais, à la France, vous aurez étouffé dans l'oeuf un tas d'éléments qui seraient devenus d'excellents coiffeurs, entrepreneurs ou charcutiers. Il est bon d'aimer les Muses, mais il ne faut pas faire en sorte que d'ici dix ou quinze ans, on ne puisse plus trouver, dans les Alpes-Maritimes, à se faire faire la barbe ou rapetasser les chaussures. Et s'il n'y a plus de charcutier, à quoi serviront les feuilles de l'anthologie ?

On a rarement aussi bien résumé la mentalité obscurantiste et l'esprit de caste. Ce qui surprend, c'est de retrouver le 21 août, sous le titre : Le maître imprudent, la traduction de cet article italien dans Le petit Niçois , quotidien régional de gauche. Freinet riposte aussitôt : Je n'ai jamais eu la prétention de faire de mes élèves des écrivains, ni même de futurs imprimeurs. Au lieu de les contraindre à lire sur des livres écrits par des adultes des histoires ou des pensées qu'ils ne comprennent jamais parfaitement, je les invite simplement à imprimer leurs propres pensées, à raconter et à fixer ce qu'ils voient autour d'eux, y compris le travail des coiffeurs, des entrepreneurs et des charcutiers. Ce faisant, je ne prépare pas des citoyens dociles pour un quelconque régime d'exploitation fasciste (le journal italien, dont l'article est traduit, vit sous la coupe du régime mussolinien). Je voudrais surtout contribuer à développer davantage le bon sens des fils de travailleurs. J'espère que, devenus grands, mes élèves se rappelleront ce que sont les feuilles imprimées : de vulgaires pensées humaines, hélas! bien sujettes à erreur. Et, de même qu'ils critiquent, aujourd'hui, leurs modestes imprimés, je souhaite qu'ils sachent lire et critiquer, plus tard, les journaux qu'on leur offrira. Je n'aurais pas relevé cette négligence du Petit Niçois, si ce journal ne s'était attaché, depuis longtemps, à défendre l'Ecole et ses maîtres. Car l'opinion d'un journaliste retardataire m'importe bien moins que l'appréciation de mes collègues qui, attelés à cette même tâche d'éducation populaire, savent juger les résultats pratiques de mon expérience.

Bien sûr, on peut expliquer la réaction du journal de gauche par sa rivalité avec le journal de droite et rappeler qu'en revanche, lors de l'affaire de Saint-Paul, c'est Le petit Niçois qui défendra Freinet contre les attaques de L'Eclaireur de Nice. Il faut pourtant pousser plus loin l'analyse. Face à une innovation, la droite politique ne réagit pas toujours négativement. Certes, elle manifeste souvent une indifférence obtuse, mais parfois aussi une curiosité amusée, intéressée dans tous les sens du terme, en se disant qu'il y a peut-être là quelque chose à récupérer. L'autorité morale de Vuillermoz a suffi à briser les préventions bourgeoises.

La gauche se méfie a priori des innovations qu'elle n'a pas elle-même revendiquées ou organisées et, partant du principe qu'un changement qu'elle ne dirige pas ne peut être que suspect, elle tend à se montrer spontanément conservatrice. Ce qui ne l'empêche pas de prendre parti devant les enjeux les plus graves, mais (on l'a vu à plusieurs reprises, dans le cas de Freinet) sans se départir d'une grande méfiance à l'égard de toute remise en question fondamentale, surtout lorsqu'il s'agit du droit de tous à l'expression et à la liberté critique.

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Une compagne pour la vie

Une compagne pour la vie Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:02

Une compagne pour la vie

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Le 6 mars 26, Freinet épouse Elise Virginie Lagier-Bruno, institutrice des Hautes-Alpes. Née le 14 août 1898 à Pelvoux (H.A.), d'un couple d'instituteurs ayant eu six enfants (quatre filles et deux garçons), sa compagne a étudié à l'Ecole Normale de Gap, de 1916 à 1919, et a exercé six années dans plusieurs villages des Hautes-Alpes. Si elle a parfois des accrochages avec l'administration pour la façon vindicative avec laquelle elle revendique ou refuse certains postes, elle impressionne son inspecteur par son talent pédagogique, notamment dans l'enseignement du français.

Depuis la rentrée de 1925, elle se trouve en congé sans traitement. Elle a appris la gravure sur bois. En privé, elle rappelait parfois que la contrainte du matériau lui avait imposé une rigueur qu'elle n'aurait pu acquérir seule en pratiquant uniquement la peinture. On retrouve là un souci personnel d'exigence que reconnaîtront ceux qui l'ont côtoyée. Peut-être a-t-elle alors l'intention d'en faire son métier. Quand elle s'installe à Bar-sur-Loup, au printemps 26, elle grave beaucoup, par exemple pour illustrer la brochure : Un mois avec les enfants russes , puis pour décorer la couverture du journal des enfants de Bar-sur-Loup. On lui doit entre autres l'image du forgeron qui fut longtemps l'emblème de la pédagogie Freinet.

En 1927, elle reçoit le prix Gustave Doré, comme le précise le livre qu'elle a illustré alors pour la collection Le Livre Moderne Illustré, éditée par Férenczi. Il s'agit d'un roman de Marion Gilbert, intitulé Le Joug, dont l'action se situe en Normandie dans la trace de Maupassant.

* D'après leur fille, c'est par Clarté et grâce à Barbusse qu'ils auraient fait connaissance.

Une campagne de persuasion individuelle

Une campagne de persuasion individuelle Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:04

 

Une campagne de persuasion individuelle

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 Constitution d'un réseau éducatif

(1926-1927)


Une campagne de persuasion individuelle

 

Il serait illusoire de penser que des articles de presse suffisent à provoquer la naissance d'un mouvement. Ils sont indispensables pour informer largement et surtout pour indiquer comment les personnes sensibilisées pourront prendre des contacts afin d'aller plus loin. Mais les retombées médiatiques sont éphémères. Freinet ne s'illusionne pas sur l'effet durable des articles publiés, il réagit longuement au courrier qu'il reçoit.

La seule lettre qui nous soit parvenue de cette période a été reçue par Paul Boissel, instituteur en Ardèche, et communiquée par son fils, devenu également militant du mouvement. Avec ses trois pages manuscrites, elle est suffisamment significative pour mériter d'être reproduite presque intégralement.

 

L'imprimerie à l'école Le 26/6/26

C. Freinet

Bar-sur-Loup (Alpes-Maritimes)

Mon cher Camarade,

J'ai reçu le papier que vous m'avez retourné ainsi que votre lettre. Je suis heureux d'être entré en relations avec quelqu'un qui cherche aussi hardiment la voie pour une meilleure école. Même si vous n'achetez pas la presse, je serai toujours heureux de correspondre avec vous et de vous soumettre mon travail pour une juste critique.

Je n'ai pas terminé la lecture de votre étude sur les "classes-promenades" (il s'agit d'un long article publié en mai 1925 dans L'Emancipation, le bulletin syndical départemental ardéchois). Elle m'intéresse naturellement beaucoup. J'ai moi-même une classe absolument identique à celle de votre femme : sect. enf., CP, CE. Comme j'ai des petits de 5 ans, j'ai renoncé à faire de longues promenades, mais nous partons souvent à la recherche de documents aux environs de l'école. Et au retour, il est passionnant d'écrire puis d'imprimer ce qu'on a appris.

L'imprimerie me semble être le complément nécessaire des classes-promenades, soit qu'on fasse un compte rendu rapide d'une observation comme la fenaison, la moisson, soit même qu'on fasse un ensemble de travaux imprimés (en 5 ou 6 fois), constituant un vrai petit livre illustré ayant comme centre d'intérêt le centre d'intérêt même de la promenade. (suivent quelques considérations techniques sur l'imprimerie).

L'échange est tout aussi précieux. Celui que nous avons réalisé cette année est tout à fait rudimentaire. Mais pensez à ce qu'on pourrait réaliser à peu de frais si nous étions quelques dizaines à travailler ainsi en collaboration. Nous sommes en bonne voie, il est vrai. En octobre, 5 écoles au moins (peut-être 7 ou 8) travailleront avec l'imprimerie. Si vous voulez être des nôtres, ce sera avec joie. Vous ne le regretterez pas non plus. (...)

Voilà mon programme : le matin (8-8h20) lecture par 2 ou 3 élèves pris dans un livre de bibliothèque et préparé (pendant ce temps les autres élèves dessinent). Puis choix du texte à composer (composition commune ou rédaction d'élève), distribution aux composteurs. Pendant qu'on compose, la classe continue comme si rien n'était : lecture par tous (même les gosses de 5 ans 1/2), écriture de même, devoir de grammaire s'y rapportant ou exercices individuels de calcul. Ordinairement, à la récréation de 9h40, le texte est sorti. Pendant la récréation, des élèves impriment les imprimés pour l'échange. En rentrant, lecture des imprimés, puis vocabulaire ou grammaire d'après le texte ou calcul. Le soir, on va parfois faire une petite promenade. En rentrant on imprime ou bien on fait le travail ordinaire en se basant sur les imprimés (les nôtres ou ceux de l'échange. Bref cela ne change guère l'allure de la classe. Mais il y a beaucoup plus de vie. Voilà en raccourci ce que je fais. (...)

Si votre femme se décidait à acheter la presse, je me ferais un plaisir de lui donner de plus amples explications, non pas pour qu'elle suive ma trace, mais afin que, partant pour ainsi dire du point où je suis parvenu, elle nous aide à développer notre expérience. (il ajoute qu'une seule presse pourrait, avec deux jeux de caractères, servir pour deux classes, si elles sont dans le même bâtiment).

Mais je vous sais convaincu. C'est à vous bien entendu de décider. Je serai toujours heureux d'avoir de temps en temps quelques mots de vous et je vous tiendrai au courant de mon travail en attendant le jour où il vous sera possible de nous aider. Bien amicalement à vous.

C. Freinet

Le couple Boissel ne viendra se joindre que quelques années plus tard au groupe des imprimeurs, mais il est désormais sensibilisé par l'expérience de Freinet. Les efforts de communication sont un investissement à long terme.

 

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La première circulaire

La première circulaire Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:05

 

La première circulaire

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

En juillet 1926, six écoles possèdent l'imprimerie, plusieurs projettent de s'en procurer une avant la rentrée. Freinet rédige sa première circulaire (deux pages dactylographiées avec papier carbone). Elle est adressée le 27 juillet à Daniel (Finistère), Primas (Rhône), Mme Alquier (Hérault), Bordes (Dordogne), Mlle Ripert (Algérie), Alziary (Var), Van Meer (Belgique) et Ferrière (Suisse). Comme on le voit, une dissémination géographique qui favorisera l'implantation au niveau national.

Afin de constituer le jumelage des classes pour les échanges quotidiens (on ne parle pas encore de correspondance interscolaire), Freinet demande à chacun de préciser le niveau de sa classe, le nombre de divisions, le milieu local, les préférences personnelles. Quelques semaines plus tard, un seconde circulaire donne la répartition des paires : Freinet-Daniel; Alziary-Bordes; Primas-Mlle Ripert. Pour le moment, les échanges quotidiens ne peuvent se faire avec l'étranger à cause des tarifs postaux. Freinet indique les modalités de l'échange .

L'échange doit se faire le plus régulièrement possible. Votre classe doit tirer, de chaque imprimé, un nombre d'exemplaires légèrement supérieur à l'effectif de la classe correspondante. Ces imprimés doivent être à peu près parfaits comme correction du texte et netteté de l'impression . C'est une condition essentielle; on y arrive très vite (Mettez-vous en rapport avec l'instituteur correspondant pour vos besoins mutuels. Vous pourrez, par la suite, échanger des cartes postales, des travaux manuscrits, etc...)

Nos imprimés voyagent comme Périodiques . Pour cela il faut :

1°/ Que chaque imprimé porte une mention uniforme. Consacrez-y un composteur dont vous ne changerez que la date et le numéro (de la page). Par ex : Journal de classe ... N°... Bar-sur-Loup 3 oct. 1926.

2°/ Mais cela ne nous donne cependant pas le droit légal de faire circuler nos imprimés comme Périodiques. C'est pourquoi je vous recommande de demander la permission à votre Receveur des Postes., en citant les nombreux précédents (2 en juin 26, NDLR). Si quelque bureau refusait ce service, nous aviserions un autre moyen.

3°/ Il y a avantage à imprimer les adresses, avec la mention Périodiques. Cela donne une meilleure allure.

4°/ On peut joindre des dessins à l'envoi mais jamais de manuscrit.

5°/ Ne pas fermer l'enveloppe.

L'envoi ainsi fait ne coûte que 0,02 F par 50 gr.

Il faut vous appliquer avant tout à imprimer la vie réelle de votre classe. C'est la chose qui intéresse le plus les petits correspondants.

J'ai pensé qu'un seul échange quotidien suffit. Cela fait une moyenne de tirage de 80 - 90 exemplaires, ce qui est suffisant.

Autres échanges. Tous les 15 jours, vous expédierez aux autres classes 3 exemplaires de chaque imprimé ( dont un au moins écrit seulement au recto et pouvant être collé), soit journellement 3 x 6 = 18 imprimés supplémentaires (le 6e envoi est pour Ferrière), les faire classer après chaque tirage pour faciliter l'expédition et répartir les tâches. L'envoi se fait en Périodiques.

Les mots soulignés le sont par Freinet

Freinet indique l'utilisation qu'il préconise de ces envois supplémentaires: deux livres de vie à la disposition des élèves; un exemplaire affiché sur un "tableau mural" consacré à cette classe, en y joignant photos, cartes postales reçues. En fin d'année, échange d'autres travaux individuels et collectifs. Suivent des conseils pour le financement et pour se procurer du papier*.

Tout Freinet se trouve déjà dans ce texte : clarté des objectifs, précision technique des pratiques quotidiennes et recherche des moyens, y compris par ce qu'on pourrait appeler du bluff s'il ne s'agissait d'une anticipation sur la prochaine réalité. Il faut noter que, malgré l'emploi du mot "journal", Freinet n'envisage encore que l'envoi de séries d'imprimés identiques. La périodicité est néanmoins définie : l'envoi quotidien semble suffisant .

* A cause du coût et de la difficulté de trouver des feuilles au format de la petite presse, certains n'hésitent pas à utiliser le verso d'anciens bulletins de vote ou d'imprimés administratifs périmés.

 

De l'échange d'imprimés à la correspondance interscolaire

De l'échange d'imprimés à la correspondance interscolaire Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:06

 

De l'échange d'imprimés à la correspondance interscolaire

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Présentons rapidement René Daniel qui entame cette première correspondance avec Freinet. Lui aussi a dû quitter prématurément son Ecole Normale, transformée en hôpital militaire, et prendre une classe comme intérimaire. A son retour de la guerre en 1919, il est revenu terminer sa formation et reprend une classe en 21. Il est attentif aux articles de Freinet qu'il rencontre en juillet 25 au congrès syndical. Il commence à échanger des textes d'enfants tirés en polycopie, puis commence à imprimer en juillet 26.

Dans la dynamique de la communication, les deux écoles ne se contentent pas d'échanger les imprimés quotidiens. Le 16 novembre, les écoliers de Trégunc envoient à ceux de Bar les plans de leur classe, de l'école et du village, ainsi que des cartes postales. Leurs correspondants font de même, en joignant des kakis et une orange du pays. Les petits Bretons expédient à leur tour du pain noir.

En janvier, des lettres de Trégunc sont arrivées à Bar. Bientôt, les Provençaux adressent les réponses, accompagnées de figues sèches locales et d'olives. Un peu plus tard, Paul, petit Barois, pleure car son correspondant Naviner lui reproche d'écrire mal. Nous apprenons ainsi que les enfants ont maintenant chacun un correspondant personnel dans l'autre classe. Notons au passage que, pour la première fois, ce n'est pas une réprimande d'adulte qui fait promettre à l'enfant de mieux écrire, mais le souci d'être compris des amis lointains qui le liront.

Par le biais des imprimés, les écoles se répondent. Le 22 mars, Pierre (de Trégunc) explique : Pourquoi j'arrive en retard à l'école. Chaque matin je travaille à la ferme avant de venir à l'école. Ce matin j'ai donné de la paille à quinze vaches, puis j'ai broyé de l'ajonc pour mes deux chevaux et mes vaches. Ce matin mon cheval Boul m'a retardé. Je ne sais pas ce qu'il avait, il boudait, il ne tirait pas bien. Quand j'ai mangé il était huit heures. Son ami Corentin lui fait écho : Je me lève à six heures. Aussitôt levé je vais tirer de la paille pour mes seize vaches. Quand elles ont mangé leur paille et leurs betteraves, je leur donne du foin. Puis c'est le tour de mon lapin, je lui donne des choux. Pour finir je vais voir mes pièges à taupes.

Les enfants de Bar répondent : Ce que nous faisons avant de venir à l'école. Joseph se lève parfois à 6 heures et demie pour allumer le feu; Jeannot se lève à 6 heures pour faire des commissions et garder ses soeurs. Bientôt nous cueillerons la fleur d'oranger, il faudra sauter dès que le coq chante. Jeannot : Maintenant, je commence à mesurer des olives pour aider mon père afin qu'il vienne plus vite souper le soir . Alexandre : Hier, je suis allé avec mon père charrier du bois à la charbonnière.

De même, à travers l'échange, les enfants prennent conscience de la relativité des habitudes. Ceux de Bar écrivent : Quand il pleut, les escargots sortent. Nous partons avec un panier ou un petit seau pour en ramasser. Nous les faisons jeûner quelque temps dans une marmite recouverte. Notre maman les lave avec de l'eau salée et vinaigrée. Puis elle les fait cuire avec une sauce d'ail et de persil ou bien nous les mangeons avec de l'aïoli. Nous les aimons bien aussi cuits à la braise. Ceux de Trégunc réagissent aussitôt : Vous dîtes que vous mangez des escargots. Trois ou quatre élèves seulement en ont goûté. Nous faisons des grimaces en lisant votre lecture :" arc'h! arc'h! peste! disons-nous avec des airs dégoûtés. Nous n'aimons pas les escargots, ils sont sales, ils bavent. Si on nous avait habitués à manger des escargots, nous les aimerions peut-être. Qu'est-ce que l'aïoli? Cela n'empêche pas ces enfants de manger des mollusques marins et de ramasser eux aussi les escargots, pour les revendre cinq sous la livre.

Les petits Provençaux découvrent que la récolte du goémon, vue sur le film Pathé-Baby qu'a projeté leur maître, est pratiquée réellement par leurs correspondants, que la tempête n'est pas seulement spectaculaire par ses grandes vagues mais qu'elle provoque parfois des naufrages ou endommage les bateaux de pêcheurs, même à l'intérieur du port. Un texte dramatique de Trégunc raconte que les vagues ont rejeté sur le rivage les corps de deux marins pêcheurs et que, folle de douleur, la veuve d'un des noyés voulait se jeter à la mer. Certains anciens de la classe font le dur apprentissage de la pêche : Albert est rentré. Il a fait son premier voyage. Il a été malade pendant six jours. La mer était houleuse. Le jeune mousse avait peur, il ne veut plus faire la pêche au thon. Nous avons entendu dire qu'il va changer de métier et qu'il sera vacher. Petit mousse, tu n'auras pas le mal de mer à garder les vaches.

On comprend avec quelle passion les enfants décrivent désormais leur milieu pour le montrer aux correspondants, avec quelle attention ils cherchent à comprendre ces amis, à la fois si proches et si différents d'eux. Toute la philosophie des échanges est là, mélange d'affectivité et de désir de découvrir. Progressivement, le simple échange d'imprimés est devenu la correspondance interscolaire.

 

La naissance du journal scolaire

La naissance du journal scolaire Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:07

La naissance du journal scolaire

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Jusqu'alors on parlait de "livres" de vie. Les PTT peuvent être considérés comme responsables de la création du "journal scolaire". Fin 1926, en effet, plusieurs bureaux de postes ont refusé pour les textes d'enfants l'application du tarif Périodiques et exigent le tarif Imprimés nettement plus coûteux. Ce qui amène Freinet à préconiser, dans le bulletin n° 3 de février 27, une nouvelle tactique :

1°/ DECLARATION : Il nous faut déclarer officiellement notre journal de classe comme PERIODIQUE. Pour cela il suffit de faire sur papier timbré à 3,60F la demande prescrite par l'art. 7 de la loi ("Avant la publication de tout écrit périodique, il sera fait au Parquet du Procureur de la République une déclaration contenant : 1°- Le titre du journal (chacun devra choisir un titre original) et son mode de publication (bimensuel par ex.), 2°- Les nom, prénom, date et lieu de naissance, demeure du gérant, 3°- L'indication de l'imprimerie où il doit être imprimé. Toute mutation dans les conditions ci-dessus sera signalée dans les cinq jours qui suivront. Les déclarations seront faites par écrit et signées du gérant.").

J'ai fait cette déclaration qui a été acceptée. Simple formalité.

2°/ OBLIGATIONS : Il suffit d'imprimer sur un feuillet spécial, le 15 et le 30 de chaque mois : Exemple : "LIVRE DE VIE, JOURNAL BIMENSUEL, Ecole de BAR-sur-LOUP éditeur. N° du 15 février 1927" sans oublier "Le gérant : FREINET" au bas du dernier imprimé de la quinzaine.

Le journal scolaire prend désormais place dans les techniques Freinet. Néanmoins, pour l'envoi aux correspondants réguliers, Freinet maintient, "comme par le passé, là où la poste le tolère " (sinon au tarif Imprimés), l'envoi quotidien d'une trentaine d'exemplaires du texte du jour.

Freinet garde comme titre de son journal Livre de vie, Daniel choisit Notre livre, Leroux (Sarthe) Les récits de la Charnie, Van Meer (Belgique) Notre journal, Bouchard (Lyon) Au pays de Guignol.

 

 

Personnalité

Une revue originale : La Gerbe

Une revue originale : La Gerbe Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:09

Une revue originale : La Gerbe

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

En avril 27, est créée La Gerbe, coorevue d'enfants , comme le dit la première couverture, sans doute par compression des mots coopérative et revue. Par la suite, on écrira simplement corevue.

Pourquoi cette nouveauté? D'abord parce que le nombre d'imprimeurs ne cessant d'augmenter (12 en décembre, 23 en avril), il deviendra bientôt impossible de demander aux classes d'envoyer à toutes les autres, trois exemplaires de chaque imprimé. Chaque mois, il suffira à chaque classe de choisir un texte qui sera tiré à une centaine d'exemplaires, envoyés à un centralisateur qui les assemble et les agrafe sous une couverture cartonnée. Toute classe participante reçoit deux exemplaires de cette revue composite, les autres servant à faire connaître à l'extérieur les nouvelles productions des enfants.

Pour le premier numéro, Freinet avait oublié de fixer un format normalisé, ce qui a posé des problèmes d'assemblage, mais tout le monde désire continuer. La Gerbe est constituée des apports divers des classes participantes. Freinet décrit dans le bulletin n°4 (avril 27) les avantages de la nouvelle revue : 1°/ un outil de perfectionnement pédagogique; 2°/ un stimulant pour le perfectionnement de notre travail à l'imprimerie, notamment pour les illustrations (gravures sur bois, sur linoléum, carton découpé, polycopie); 3°/ un trait d'union entre les écoles; 4°/ un moyen précieux de propagande pour l'imprimerie à l'école .

Cette formule, apparemment inédite, de revue imprimée de façon dispersée par les auteurs aura un tel succès qu'il faudra dédoubler les séries, pour aboutir en 1930 à une impression regroupée au duplicateur puis, en 1932, à une véritable revue d'enfants, tirée par un imprimeur professionnel.

Des recueils : Les extraits de la Gerbe

Des recueils : Les extraits de la Gerbe Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:10

Des recueils : Les extraits de la Gerbe

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Comme il est impossible de rééditer les Gerbes imprimées par les enfants, Freinet en vient rapidement au tirage, chez un imprimeur, de textes particulièrement significatifs, généralement plus longs, parfois publiés d'abord par épisodes dans le journal, comme le premier numéro, Un petit garçon dans la montagne, né dans la classe de Sainte-Marguerite (Hautes-Alpes), dont l'institutrice est Marie-Louise Lagier-Bruno, la soeur aînée d'Elise Freinet. Ce sera le début d'une importante collection appelée par la suite Enfantines .

 

Echos du premier livre de Freinet

Echos du premier livre de Freinet Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:13

Echos du premier livre de Freinet

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Le livre de Freinet, L'imprimerie à l'école , publié par E. Ferrary, fabricant de la petite presse, permet de démultiplier l'information. En effet, les militants du premier noyau et les sympathisants de l'éducation nouvelle ont à coeur d'obtenir la publication de comptes rendus dans la presse pédagogique ou syndicale, nationale ou départementale. En avril 27, plus de 26 articles sont parus, dont quatre en Espagne, deux en Suisse, un en URSS. Ceci renforce l'effet boule de neige du nouveau groupe.

 

 

Le premier "congrès"

Le premier "congrès" Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:14

Le premier "congrès"

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Naissance d'un mouvement

(1927-1928)


Le premier "congrès"

 

En août 27, première rencontre de quelques enseignants imprimeurs à Tours. Elle se produit à l'occasion du congrès syndical de la Fédération de l'Enseignement à laquelle adhèrent la plupart d'entre eux. Freinet a profité de leur présence, parfois avec un mandat syndical, pour les réunir en marge des réunions, mais aussi avec l'intention de sensibiliser d'autres syndicalistes. Il projette notamment le film Pathé-Baby qu'il a tourné avec ses élèves.

Ce petit congrès des imprimeurs a été préparé en mai par une enquête, lancée par Freinet, sur le travail avec l'imprimerie : organisation technique, rapports avec le reste du travail scolaire, avantages et inconvénients (en classe, auprès des parents, par rapport à l'administration).

Sans doute grâce aux contacts pris avec les responsables de la Fédération de l'Enseignement, Freinet conseille en octobre suivant de lire L'Ecole Emancipée qui publie les livres de vie de Bar et de Trégunc.

En novembre 27, se pose le problème des limites de l'échange d'imprimés. Pour éviter l'éparpillement, Alziary, qui organise les jumelages, propose de se limiter à 8 ou 10 écoles correspondantes, mais certains en souhaitent le plus possible (20 à 30).

 

 

Création d'une coopérative pédagogique

Création d'une coopérative pédagogique Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:15

Création d'une coopérative pédagogique

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré 

 

Comme origine de la CEL, est cité sans date dans NPP (p. 61) un extrait de la circulaire n° 6 où Freinet écrit à propos de la "Coopérative d'entr'aide L'Imprimerie à l'Ecole" : Maintenant que nos services scolaires sont à peu près organisés, il nous faut passer à l'organisation de l'entr'aide efficace au sein de la coopérative. D'abord, il faudra bientôt penser à la constitution légale de notre coopérative. Cela est assez délicat, et j'hésite aussi à cause des huit ou neuf cents francs que coûte cette constitution. En attendant, ceux qui sont un peu initiés à la marche des coopératives peuvent m'adresser leurs suggestions sur les modalités de cette constitution. Nous nous déciderons dès que nous le pourrons. Nous n'en sommes pas à une action extra-légale près. Ce texte date de janvier 28.

Quelques mois auparavant (en août 1927) a été constituée par une équipe d'instituteurs girondins la Cinémathèque coopérative de l'Enseignement Laïc dont l'objet est essentiellement d'acheter des films éducatifs Pathé-Baby pour les prêter aux adhérents.

Il se trouve que plusieurs animateurs de la Cinémathèque sont également des imprimeurs et que des imprimeurs sont devenus adhérents de la Cinémathèque. Ce qui explique la décision prise (à l'unanimité, moins 2 abstentions) de fusionner les deux coopératives, le 4 août 28, au deuxième congrès, toujours au sein de celui de la Fédération de l'Enseignement à Paris (La Bellevilloise). On retire le terme restrictif de cinémathèque et l'ensemble se nomme désormais Coopérative de l'Enseignement Laïc (CEL). Le bulletin qui devient commun, s'appelle désormais L'Imprimerie à l'Ecole, le Cinéma, la Radio et les Techniques nouvelles d'Education populaire, revue pédotechnologique mensuelle, organe de la Coopérative de l'Enseignement Laïc .

Jusqu'en 1940, les différents secteurs de la coopérative restent autonomes, avec des trésoreries séparées, même si elles se soutiennent éventuellement : Imprimerie et éditions (responsable : Freinet), Cinéma (Boyau et quelques Girondins), Radio (Lavit), Espéranto (Bourguignon), Disques (Pagès). Chaque numéro du bulletin réserve des pages pour chaque secteur.

 

 

Regard panoramique sur deux années de textes des enfants de Bar

Regard panoramique sur deux années de textes des enfants de Bar Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:17

Regard panoramique sur deux années de textes des enfants de Bar

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

C'est seulement à partir d'octobre 26, que l'on retrouve, grâce à l'échange avec d'autres classes, des livres de vie presque complets de la classe de Freinet. On y suit les jeux spontanés sur la place ou sur le terrail (la colline voisine), la découverte par un enfant d'une petite source qu'il canalise avec un roseau, l'adoption d'oisillons tombés du nid (à moins que l'enfant n'ose avouer leur dénichage). Ce sont les enquêtes de la classe chez le tisserand, le cordonnier, le forgeron, le travail en plein air du matelassier, le passage du marchand ambulant de vaisselle ou d'outils, d'un petit cirque, du car de propagande pour les engrais de potasse. Deux petits rétameurs sont venus un moment se joindre à la classe et un long texte raconte leur vie nomade, il fera le contenu du second n° des Extraits de la Gerbe. Les travaux des champs tiennent une grande place, notamment les récoltes auxquelles participent les familles entières (fleur d'oranger, rose, jasmin, lavande, figues et oranges amères dont les écorces séchées serviront pour certains apéritifs). Un enfant est tellement impatient d'assister à la mort du cochon qu'il l'a décrite la veille de son exécution. On flâne au bord du Loup et près de ses hôtels, on assiste à la foire de Grasse, au carnaval local. On apprend même les faits divers, comme ce vieillard renversé par de jeunes cyclistes imprudents, la touriste gravement blessée dans une parfumerie dont le patron, désespéré, veut se jeter du pont du Loup. Plus d'un demi-siècle après, on découvre dans toute son intensité la vie des enfants avec leurs rêves et leurs peines, mais aussi celle de leurs familles et de leur milieu. Incontestablement, il n'est pas abusif d'appeler ces petits recueils des "livres de vie".

 

La nomination à l'école de Saint-Paul

La nomination à l'école de Saint-Paul Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:19

La nomination à l'école de Saint-Paul

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

En 1928, Freinet et Elise demandent leur changement pour Saint-Paul. Freinet obtient la classe unique de garçons, Elise qui a été nommée à Vence (à 4 km), faute d'un poste disponible à Saint-Paul, refuse et reste en congé sans traitement jusqu'en 1930.

Quelles sont les motivations de ce changement ? Surtout le rapprochement de la côte qui pose différemment les problèmes de communications. Bien que Bar ne soit pas très éloigné, il fait partie de l'arrière pays grassois. Saint-Paul est tourné au contraire vers la côte que longent la ligne de chemin de fer PLM et la Nationale 7. Freinet pense avec juste raison que cela renforcera son intégration à la vie sociale, syndicale et politique du département et, plus pratiquement, facilitera les expéditions de colis, de revues et de courrier dans toute la France et à l'étranger.

Le village (moins de 400 habitants) ne s'appelle pas encore couramment Saint-Paul-de-Vence. On l'a longtemps dénommé St-Paul-du-Var, bien qu'il ne soit pas riverain du fleuve, probablement parce qu'avant le rattachement de Nice à la France, le Var était le nom de son département. Un village perché, comme beaucoup d'autres en Provence ; des remparts du XVIe, de nombreuses maisons anciennes. Le tourisme n'a pas encore l'ampleur actuelle mais il est déjà présent.

NPP décrit (p. 71) les débuts à l'école de Saint-Paul. Voici ce qu'en dit Freinet lui-même dans le bulletin L'Imprimerie à l'Ecole (IE n° 28, décembre 29, p. 67) : Au premier octobre 1928, nous étions nommés dans notre poste actuel que venait de quitter un collègue malade depuis plusieurs années. Instituteur essentiellement autoritaire, dédaignant et ne respectant pas les enfants, il avait naturellement basé toute discipline sur l'obligation, le contrôle, la compétition - et leurs résultantes : la tricherie et l'hypocrisie. Pour des raisons qu'il est superflu d'exposer ici, les élèves étaient non seulement ignorants de toutes choses, mais leur moralité avait été profondément et totalement faussée. Les habitudes scolaires que nous réprouvons semblaient solidement ancrées chez nos nouveaux élèves, dont la plupart faisaient l'école buissonnière les trois quart du temps. Nous ajouterons à ce tableau navrant que la salle de classe, qui n'avait reçu aucune réparation depuis une vingtaine d'années, était dans un état lamentable : vieux bancs de 2 mètres de long, dont quelques-uns, maladroitement débités en deux par le menuisier du village, basculaient sans cesse sur le plancher bosselé, encriers perdant l'encre, tableaux plus blancs que noirs, manque d'éclairage, armoires vides, balayage presque impossible, etc. Les premiers mois furent, de plus marqués par des batailles continuelles entre élèves, batailles parfois sanglantes auxquelles je dus malgré moi me mêler. (...)

Plus tard, il décrit la population (IE n° 50, p. 171) : Nos élèves sont des fils de fermiers ou de métayers pauvres, italiens ou naturalisés, et qui pratiquement ne sont jamais intéressés à la gestion de la commune. Les véritables indigènes, plus ou moins petits bourgeois, n'ont plus d'enfants. Notre classe est donc, dans le village même, une classe de pauvres, d'exploités et cela pourrait bien éclairer définitivement les réactions scolaires. D'autre part, ces enfants habitent presque tous des fermes isolées, assez éloignées du village et il est impossible de réunir leurs parents autour de n'importe quelle manifestation scolaire : cours d'adultes, cinéma, le soir ou même le dimanche, gratuit ou payant, arbres de Noël... toutes nos sollicitations ont été bien vaines. Les enfants ont compris qu'ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes.

Revenons au n° 28, où il raconte ses premières interventions : La table magistrale était sur une puissante estrade. Nous nettoyâmes cette estrade, à laquelle je clouai quatre solides pieds, et, sur cette table improvisée, trôna, dès le lendemain, notre matériel d'imprimerie. (...) La vie des enfants allait, malgré les heurts et les difficultés innombrables, envahir notre classe (...) mais serait-elle capable d'animer suffisamment notre petit monde? Parviendrions-nous, sans obligation, sans manuel scolaire, sans leçons doctorales, sans récitation de résumés, à remplir convenablement notre tâche, à éduquer et à instruire nos élèves, et à mener peut-être ces quelques garçons si retardés au CEP? Notre confiance était bien grande. Les résultats ont dépassé nos espoirs.

 

 

Le développement du mouvement pédagogique

Le développement du mouvement pédagogique Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:20

Le développement du mouvement pédagogique

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Freinet à Saint-Paul

(1928-33)


Le développement du mouvement pédagogique

(1928-32)

 

Nous avons vu que, dès le début, Freinet savait où il voulait aller. Les premières années de changement ont été consacrées au soubassement : l'expression libre aidant à connaître les intérêts réels des enfants, l'imprimerie permettant de fixer et de valoriser leur pensée, l'organisation d'un réseau d'échanges entre classes et d'un mouvement favorisant la mise en commun des recherches et des réalisations. Les progrès vont maintenant pouvoir s'accélérer.

 

 

Une démarche d'animation

Une démarche d'animation Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:21

Une démarche d'animation

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Comment expliquer le dynamisme avec lequel un petit groupe, né en 1926, réalise en quelques années ce qui semblerait hors de portée de mouvements plus nombreux et plus riches? La tentation serait de ramener l'essentiel à la personnalité du leader charismatique, sans lequel, incontestablement, l'évolution ne se serait pas produite. Mais les qualités exceptionnelles de Freinet expliquent peu de choses. J'ai, comme tous les gens de ma génération, connu trop de "guides" ou de "timoniers" pour verser dans le culte de la personnalité (qui jette généralement un voile pudique sur la répression féroce qui frappait les insensibles à l'aura du chef).

Le tempérament des premiers et indéfectibles compagnons de Freinet exclut d'emblée qu'ils aient agi, subjugués par leur leader. Pour expliquer que, dans leur diversité souvent conflictuelle, ils aient constitué un mouvement à la fois aussi dynamique, cohérent, souple et solide, il me semble plus intéressant d'analyser la démarche d'animation utilisée. Peut-être permettra-t-elle de cerner les secrets (reproductibles) d'une incontestable réussite militante.

 

 

Une attention permanente aux réalités

Une attention permanente aux réalités Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:22

Une attention permanente aux réalités

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Même s'il a tendance à marcher devant, Freinet ne cesse de s'informer, par courrier ou questionnaires systématiques, de l'état réel des pratiques des autres militants, de leurs besoins, des difficultés qu'ils rencontrent. Sans doute pense-t-il parfois que certains restent trop timorés, mais il ne leur en fait pas reproche, son expérience des enfants lui ayant appris qu'en voulant brusquer, on renforce plutôt les blocages. Il approuve toujours la prudence, tout en fournissant des éléments qui sécurisent (par exemple, en montrant que les sujets librement abordés par les enfants couvrent une bonne partie des programmes) et en proposant des techniques ou des outils qui aideront sans risque à aller plus loin.

Comme avec ses élèves, il prend en compte l'affectivité. Du collègue et du militant il ne dissocie pas la personne, sa famille, sa santé, ses soucis, ses violons d'Ingres. Il ne s'agit pas là d'un procédé formel, vite usé. C'est pour lui une appréhension globale des réalités humaines. Comme Freinet a bonne mémoire, les militants sont très sensibles aux questions qu'il leur pose sur l'évolution du petit dernier ou les inquiétudes pour la santé de la vieille mère. Dans l'authenticité de cette fraternité, chacun sait qu'il existe autrement que par les responsabilités qu'il a acceptées.

 

Le rôle d'entraînement des échanges interscolaires

Le rôle d'entraînement des échanges interscolaires Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:23

Le rôle d'entraînement des échanges interscolaires

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Passant rapidement de deux à plus d'une centaine, le groupe ne cesse d'intégrer des nouveaux qui pourraient rester en décalage sur les premiers. On ne mesurera jamais assez l'importance des échanges interscolaires dans la mise à niveau permanente. La correspondance de classe à classe est un stimulant efficace, si l'un des deux éducateurs est mieux rôdé. Il est significatif que les premiers imprimeurs prennent chaque année un nouveau correspondant, alors qu'il leur serait plus facile de rester entre eux. Ils ne perdent pourtant pas le contact avec leurs anciens correspondants et échangent souvent le journal, parfois des colis ou des lettres personnelles. Le solide arrimage deux à deux se transforme peu à peu en réseau.

L'échange ne se limite pas au simple dialogue. Tant que cela reste possible, chacun reçoit les imprimés de tous les autres. La Gerbe sera ensuite le creuset où l'on retrouve des apports de classes très diverses. Le bulletin propose sans cesse des témoignages n'ayant pas prétention de modèle mais suscitant l'émulation.

 

 

L'implication militante par compagnonnage

L'implication militante par compagnonnage Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:25

L'implication militante par compagnonnage

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Dès la première circulaire (juillet 26), Freinet a inauguré une méthode qu'il utilisera souvent : il soumet à la critique de ses nouveaux compagnons le manuscrit de son premier livre L'imprimerie à l'école, en le faisant circuler entre les huit membres du groupe. Cette pratique lui apportera des réactions lui permettant d'approfondir sa pensée, mais en associant ainsi les nouveaux venus, il obtient plusieurs effets complémentaires : la valorisation et l'implication de ces militants, leur formation de base en les plaçant de plain-pied avec l'état le plus récent de la réflexion et de la pratique.

En effet, on ne lit pas de la même façon un ouvrage publié, déjà clos, et un manuscrit en cours où la pensée se trouve encore à l'état naissant et que le lecteur pourra peut-être aider à faire évoluer. C'est sensible en classe avec les enfants et explique la dynamique de l'expression libre mise au point en commun, ignorée de ceux qui se contentent de lire des textes déjà publiés. Avec les adultes, c'est également vrai et permet de comprendre le lien particulièrement fort qui soude les compagnons participant à une aventure nouvelle.

 

L'appel aux initiatives

L'appel aux initiatives Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:27

L'appel aux initiatives

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Dans la logique du compagnonnage, le nouveau venu n'est pas traité en néophyte ayant tout à apprendre, il est accueilli comme une force neuve qui enrichit le groupe. Réduit à l'état de slogan, ce serait un simple procédé de manipulation des militants, mais il ne ferait pas longtemps illusion. Comme dans sa classe, Freinet sollicite les initiatives de chacun et, loin de se les approprier, il les publie avec la signature et souvent l'adresse de l'auteur.

Les apports concernent souvent des techniques d'appoint. Par exemple, pour illustrer les textes des enfants : Leroux et Coutelle (Sarthe) conseillent les clichés de carton découpé et de contreplaqué; un peu plus tard, Roulin (Sarthe également) propose le cliché de zinc. Leroux propose la construction du premier limographe, duplicateur à stencils, rudimentaire mais à la portée de tous.

Il s'agit aussi de conseils pédagogiques. Ainsi, en 1928, René Daniel montre comment renforcer l'expressivité des textes d'enfants (transcription de leurs exclamations, dialogue, reconstitution de la scène racontée en revivant gestes et paroles entendues, discussion collective autour du sujet), en un mot préférer la vie à la rédaction classique. Ballon (Indre-et-Loire) traite de l'organisation pratique de la classe.

Freinet n'opère pas un tri préalable entre ce qui est directement utilisable ou utopique. Le temps se chargera bien de faire le partage. C'est ainsi que certaines idées sont lancées très tôt qui ne trouveront que bien plus tard une application, souvent dans l'ignorance des premiers ballons d'essai. Dès 1929, Rousson (Gard) et Garnier (Isère) évoquent l'intérêt que représenterait un voyage chez les correspondants, pratique qui ne sera effective qu'après la guerre. La même année, Roger Lallemand suggère la création d'une monnaie intérieure à la classe, réinventée beaucoup plus tard par d'autres.

 

 

Une philosophie du foisonnement

Une philosophie du foisonnement Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:28

Une philosophie du foisonnement

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Au départ, Freinet n'a encore que des notions imprécises sur la future pédagogie populaire et sur le mouvement nécessaire pour la mettre en oeuvre. Mais ce qui le caractérise déjà est son attitude face au foisonnement des idées et des initiatives.

Sous l'effet du modernisme technique, la tendance la plus répandue consiste à développer ce qui est défini a priori comme efficace et à rejeter comme inutile, voire nuisible ou menaçant, tout ce qui n'entre pas dans les schémas préétablis. Le foisonnement angoisse par la crainte de ne pas savoir le maîtriser. Actuellement, on perçoit mieux les impasses où conduit cette mentalité (gaspillage et saccage des ressources naturelles, répétition des schémas erronés, absence d'inventivité, raréfaction des diversités).

Dans sa classe comme dans son mouvement, Freinet n'a pas cette peur du foisonnement encore non organisé. Il préfère une fécondité excessive à une quasi-stérilité. En ce sens, il a gardé la leçon de la nature non domestiquée : la vie y est toujours synonyme de profusion. Il respecte, suscite même, le foisonnement, estime normal de n'y prélever que ce qui est momentanément utilisable et trouve plus rassurante qu'angoissante l'abondance de vie encore inexploitée. Il n'est pas obsédé par le besoin de canaliser par avance ce qui ne jaillit pas encore, de mettre en oeuvre prématurément des structures qui resteraient peut-être des squelettes vides ou des carcans. A ses yeux, les fluctuations de l'abondance de vie se régulent plus facilement que le dépérissement.

 

Le rappel constant des objectifs généraux

Le rappel constant des objectifs généraux Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:29

Le rappel constant des objectifs généraux

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Néanmoins, Freinet reste conscient que des initiatives partant dans tous les sens pourraient faire oublier l'axe de la progression. Aussi rappelle-t-il périodiquement les objectifs généraux et les choix fondamentaux. Les éditoriaux qu'il écrit dans le bulletin L'Imprimerie à l'Ecole (IE) servent généralement à ce recentrage de l'action, mais on aurait tort de ne porter l'attention que sur eux. Une lecture vigilante du bulletin montre que toute occasion lui est bonne pour rappeler, par petites touches, les caps importants : courte réaction au bas d'un témoignage (le renforçant ou le nuançant); réponse à un courrier de lecteur; et surtout notes de lecture. Il arrive que l'éloge ou la critique d'un article ou d'un livre, pas forcément pédagogique, révèle davantage sa pensée que l'éditorial du même bulletin. Je ne citerai que ses critiques de L'éducation fonctionnelle de Claparède (IE n° 47, p. 100), de Mobilisation de l'énergie de Charles Baudouin (n° 49, p. 164), de Signification biologique de l'éducation* de Paul Brien (n° 50, p. 199), de L'éducation physiologique du Dr Seguin (n° 51, p. 230), de L'épopée du travail moderne (la merveilleuse transformation de l'Union Soviétique) de M. Iline (n° 52).

* Voici un extrait du commentaire de Freinet : Ce livre (...) donne aux éducateurs une bonne leçon de bon sens et d'humilité. A ceux qui voudraient faire croire que l'éducation peut transformer le monde, il rappelle les principes naturels (...). Est-ce le langage d'un homme qui prétendrait faire la révolution par la pédagogie?

Dans son rappel des choix fondamentaux, Freinet ne cache pas ses opinions politiques mais il les affirme comme témoignage personnel, sans chercher à imposer ses vues et, compte tenu de leur refus commun du dogmatisme et de l'endoctrinement, ceux qui ne partagent pas ses positions de communiste n'y voient pas matière à conflit. A cet égard, l'éditorial de février 32 (IE n° 49, p. 137) L'école prolétarienne et la crise pose nettement le problème. Après avoir rappelé les effets de la crise sur les enfants de chômeurs ou de métayers et les conséquences de la sous-alimentation, du manque de chauffage et de vêtements sur le comportement à l'école, il poursuit : Ce n'est malheureusement pas la pédagogie qui diminuera la misère ouvrière; ce ne sont pas davantage les considérations psychologiques qui peuvent influer sur notre état social et scolaire. Nous sommes dominés par une fatalité économique contre laquelle seule la force ouvrière luttera efficacement. (...) En dehors de la classe en nous mêlant, chacun avec notre tempérament particulier aux luttes sociales, syndicales et politiques.

 

 

L'appel systématique au débat

L'appel systématique au débat Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:30

L'appel systématique au débat

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

A toute occasion, Freinet suscite la discussion, souvent en publiant des objections ou des réticences exprimées par courrier, généralement sans intention de diffusion publique. Pourquoi pratique-t-il ainsi ? Tout d'abord, pour rappeler que le droit de critique appartient à tout membre du groupe.

Bien souvent, son opinion personnelle n'est pas encore arrêtée et il a besoin d'avis divers pour approfondir sa pensée. Pour lui, le scandale n'est pas de se tromper, c'est de n'avoir aucune opinion (d'anciens élèves nous ont confirmé qu'en classe, il talonnait les plus inhibés pour qu'ils osent prendre une position, même si c'était pour en changer par la suite). C'est le débat qui aide progressivement à clarifier les problèmes et à rectifier les erreurs d'appréciation.

Même lorsque son opinion est déjà faite, Freinet préfère souvent que d'autres l'expriment. Il est fréquent qu'un débat coure sur plusieurs numéros successifs, afin que toutes les positions aient l'occasion de s'exprimer. Par contre, Freinet a horreur qu'on revienne sur un débat clos, sauf s'il resurgit plus tard sous un autre angle. Il souhaite qu'on débatte sans concession, pas qu'on discute interminablement, pour le simple plaisir.

 

 

La rupture de la solitude de l'enseignant

La rupture de la solitude de l'enseignant Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:31

La rupture de la solitude de l'enseignant

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Qu'il soit isolé dans son village ou au milieu de ses collègues de l'établissement, chaque enseignant est seul face à ses élèves. Maître à bord peut-être, mais sous la coupe des autorités et des réglements. Le syndicalisme, tardivement autorisé dans la Fonction Publique, permet de renforcer la défense corporatiste mais ne résoud en rien cette pesante solitude. Pour la première fois, des éducateurs peuvent échanger sur leurs problèmes quotidiens et se donner ensemble les moyens de les résoudre. Grâce à la correspondance, aux bulletins, aux rencontres pédagogiques, ils peuvent enfin s'écrier comme Freinet : Nous ne sommes plus seuls! Cette rupture de la solitude pédagogie sera souvent perçue comme inquiétante par les tenants de toutes les hiérachies.

 

Les plans de clivage avec l'ancien système d'éducation

Les plans de clivage avec l'ancien système d'éducation Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:33

Les plans de clivage avec l'ancien système d'éducation

Méthode ou techniques éducatives ?

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  En décembre 1928 (IE n° 18, p. 3), Freinet définit sa démarche vers une méthode d'éducation nouvelle pour les écoles populaires. Il critique le galvaudage du mot "méthode" par tous les faiseurs de manuels qui baptisent ainsi de simples procédés qui abêtissent l'enfant au lieu de contribuer à sa véritable éducation . (...) Dans l'ancienne école, l'instituteur instruit, parfois même prétend éduquer ses élèves. Nous disons : c'est l'enfant lui-même qui doit s'éduquer, s'élever avec le concours des adultes. (...) La vie de l'enfant, ses besoins, ses possibilités sont à la base de notre méthode d'éducation populaire.  (...) Nous parlerons seulement de techniques éducatives, montrant d'abord que les diverses solutions que nous apporterons ne sont rien par elles-mêmes, sans l'esprit de la méthode qu'elles doivent servir ; et aussi que ces procédés, si nouveaux et si bien étudiés soient-ils, sont, eux, à notre mesure, c'est-à-dire incomplets, sujets à changements fréquents, à perfectionnements incessants pour une marche assurée vers notre idéal éducatif. Si nous avons tenu à faire cette distinction capitale entre la méthode d'éducation et les techniques de travail, c'est afin qu'on ne continue pas à confondre l'oeuvre d'élévation et de libération avec les outils qui permettront de l'édifier, et qu'on n'isole pas nos recherches pratiques du grand problème social, politique, économique et philosophique qu'est la recherche d'une méthode d'éducation populaire.

Toute sa vie, Freinet évitera de qualifier de méthode l'ensemble de ses pratiques éducatives. Voyant comment se sont figées et souvent dogmatisées les méthodes Montessori ou Decroly, il continuera à dire : techniques Freinet  et, bien plus tard, pour réunir dans un même mot les pratiques et l'esprit qui les sous-tend, il dira pédagogie Freinet. Il n'utilisera le mot méthode  qu'associé à naturelle  pour désigner la démarche qu'il préconise pour les apprentissages du langage, de la lecture, du dessin, du calcul, etc.

Au-delà des appellations, il faut bien voir que tous les nouveaux outils, toutes les pratiques que Freinet introduit dans sa classe, transforment, beaucoup plus profondément qu'il ne semblerait au premier regard, le système éducatif précédent.

 

Une autre dialectique de l'oral et de l'écrit

L'imprimerie existe depuis des siècles quand Freinet commence à l'utiliser quotidiennement avec ses élèves, mais peut-être n'a-t-on pas toujours vu assez clairement qu'il est le premier à rompre radicalement avec une pédagogie fonctionnant sur des schémas bien antérieurs à la propagation de l'imprimerie, notamment dans la confusion des rôles respectifs de l'oral et de l'écrit.

Traditionnellement, la scolarisation semble impliquer d'abord l'inhibition de l'expression orale personnelle des enfants, taxée de "bavardage" dès lors qu'elle n'est pas la réponse attendue aux questions du maître. L'école passe alors la majeure partie de son temps à faire oraliser de l'écrit (lecture à haute voix, récitation par coeur des résumés), à faire transcrire de l'écrit (copie) ou de l'oral, généralement tiré lui-même d'un livre (dictée et, pour les plus grands, cours dicté). Dans la leçon magistrale, l'enseignant se contente souvent de raconter en moins bien ce qui est contenu dans les livres (généralement dans un seul livre : le manuel). On assiste, en circuit fermé, au recyclage permanent (oral-écrit; écrit-oral) du même "beau" langage, excluant tout registre différent, tout apport extérieur suspect d'en altérer la qualité académique. D'où le refoulement violent des parlers locaux au siècle dernier, le rejet de toute expression spontanée; ce qui aboutit à la non-implication d'un grand nombre d'élèves expliquant l'énorme taux d'échec, malgré la scolarisation généralisée.

Dans la classe de Freinet, oral et écrit retrouvent leur spécificité. Le langage oral sert d'abord à dire, à échanger, à discuter. Quand la pensée s'est élaborée, on peut l'échanger sous forme écrite (manuscrite ou imprimée). Lorsque l'enfant a compris comment sa parole peut se transformer en écrit (et pas simplement en la transcrivant telle quelle), comment elle peut acquérir pérennité mais aussi se moduler de façons diverses, il se tourne avec plus de curiosité vers les écrits des autres (enfants et adultes). Il pourra ensuite réagir oralement aux textes explorés, non pas uniquement en les lisant tout haut ni en les récitant, mais en discutant avec d'autres de ce qu'il y a découvert. Sans être interchangeables, oral et écrit ont maintenant de multiples connexions.

L'enseignant ne perd plus son temps uniquement à contrôler l'oralisation et la transcription stériles ou à déflorer ce que les élèves sont capables de lire par eux-mêmes. Il est devenu le meneur de jeu du dialogue, l'incitateur à mieux préciser et nuancer sa pensée dans les textes que l'on écrit, l'aiguilleur qui favorise les échanges avec l'extérieur, l'intercesseur vers tous les écrits disponibles, en classe et hors de l'école.

L'enfant ne ressent plus le passage à l'écrit comme inhibition ou aliénation de sa propre parole. L'oral et l'écrit sont devenus complémentaires et non conflictuels.

 

Une redistribution de l'éphémère et de l'immuable

Corollaire du nouveau rapport à l'oral et à l'écrit, s'instaure alors dans l'école une redistribution de l'éphémère et du permanent.

Jusqu'alors, une place importante est tenue dans la classe par le tableau noir qui possède son équivalent dans chaque pupitre : l'ardoise. Ici règne l'éphémère. Sur le tableau, le maître, ou un élève, écrit ce qui est voué à l'effaçage et doit donc être rapidement transcrit ou mémorisé. Sur l'ardoise, l'élève répond à l'interrogation, écrit l'exercice jetable dont, après le contrôle rapide du maître, il ne restera rien. Outils antiques, bien antérieurs à l'apparition de l'imprimé.

 Sur les murs, un décor fixe, décidé une fois pour toutes par le maître, affichage souvent didactique (carte de France ou tableau de sciences), plus rarement esthétique (reproduction photographique). On y ajoute généralement l'emploi du temps pour montrer qu'il fait loi. Dans chaque cartable, un manuel par matière, identique pour tous. C'est le domaine de l'immuable.

Entre les deux, une zone intermédiaire occupée par le cahier dont le statut varie selon qu'il est "de brouillon" ou destiné au travail "au propre". Même le cahier-vitrine (fallacieux lorsqu'on n'y recopie que les corrigés) n'a guère d'espérance de vie au-delà des grandes vacances.

Le travail scolaire appartient essentiellement au domaine du jetable, probablement à cause d'une ancienne conception larvaire de l'enfance, selon laquelle c'est seulement à l'issue de son éducation que ce petit animal devient une personne (dite grande, il n'en existe pas d'autre). S'intéresser aux productions de l'enfance relèverait du fétichisme naïf qui fait parfois conserver une mèche de bébé ou une dent de lait. Seul le savoir, adulte par nature, mérite d'être conservé.

C'est peut-être la survivance inconsciente d'une telle mentalité qui explique le mépris de certains enseignants pour la psychologie de l'enfant et de l'adolescent, suspecte de mettre en cause le monopole exclusif du savoir, à leurs yeux unique élément important de l'école, donc de la formation des maîtres.

Dans la classe de Freinet, cette hiérarchie est complètement bouleversée. Ce qui était jugé éphémère tend à être conservé : les brouillons de textes, les griffonnages spontanés passent bientôt de la feuille volante au bloc-notes ou au classeur permettant d'observer les évolutions. De nombreuses recherches personnelles des enfants se transforment en petits albums échangés avec les correspondants dont on garde aussi soigneusement les envois.

L'immuable a la double caractéristique de ne plus être décidé par l'adulte seul et de se modifier au fil des semaines. Les enfants participent à l'affichage, à la décoration de la classe. L'emploi du temps acquiert de la souplesse pour prendre en compte également l'opportunité. Dans chaque pupitre, l'élément de permanence n'est plus le manuel (qui trouve place avec d'autres dans la bibliothèque, elle-même évolutive), c'est le livre de vie des enfants, véritable mémoire imprimée du groupe, quotidiennement enrichie.

Que des travaux d'enfants aient quitté le domaine du jetable pour acquérir la majesté et la permanence de l'imprimé, voilà un scandale que certains adultes ne sont pas près de surmonter.

 

Unité et harmonie dans le travail

En juin 1930 (IE n° 33, p. 229), Freinet synthétise sous ce titre une conception qu'il développera plus tard dans L'Education du Travail . Il dénonce le divorce entre l'école et la vie. Dans l'immense majorité des cas, l'enfant est contraint d'avoir deux vies si ce n'est pas trois même : la vie véritable et complète dans  la rue ou aux champs, avec la nature même, la première et l'idéale éducatrice ; la vie dans la famille où l'autorité du père censure souvent et réfrène à l'excès toutes les manifestations d'activité ; et enfin, la vie à l'école.  Pour combler l'hiatus, l'école doit prendre les enfants tels qu'ils sont, partir de leurs besoins, de leurs intérêts véritables - même s'ils sont parfois en contradiction avec les habitudes sociales ou les idées des éducateurs -, mettre à leur disposition les techniques appropriées et les outils adaptés à ces techniques, afin de laisser librement s'amplifier, s'élargir, s'approfondir et se préciser la vie dans toute son intégrité et son originalité. (...) Freinet se situe déjà face aux tenants d'une pédagogie par le jeu : Nous ne saurions certes nous élever contre le jeu, besoin organique des enfants, mais nous pensons que se résoudre à employer le jeu à l'école comme procédé pédagogique d'acquisition, c'est tout simplement affirmer qu'on n'a pas su donner au travail, joyeux et voulu, la place qu'il mérite. Lorsque le travail est, non plus une obligation servile, mais une libération, il cesse d'être une fatigue psychique et il est monstrueux de le vouloir remplacer par un jeu. Désormais, les enfants que nous élevons sentent dans leur vie une implacable unité.

Après plus d'un demi-siècle, la rue et même les champs ont largement perdu de leur capacité éducatrice, mais cette évolution ne fait que renforcer la responsabilité de l'école dans la recherche d'une véritable unité de vie des jeunes.

 

Un acte significatif : la suppression de l'estrade

Si, d'après NPP (p. 35), l'événement semble remonter à 1924, les anciens élèves de Bar-sur-Loup n'ont pas gardé souvenir que leur instituteur ait descendu son bureau de l'estrade. Freinet lui-même n'en parle qu'en 1928, à St-Paul, lorsqu'il transforme cette dernière en table de travail. Il préconisera plus tard cet acte comme prémisse au changement de pédagogie. Il s'agit là bien plus que d'un geste symbolique contre le dogmatisme. Alors que l'enseignant est, par nature, un adulte qui domine généralement en taille tous ses élèves, le système scolaire a jugé nécessaire de le hausser davantage, afin de le désincarner en porte-parole de l'autorité, comme le juge ou le prélat, et pour faire comprendre à ceux qui l'ignoreraient encore que, dans la classe, toute parole importante tombe du haut de cette chaire (il est d'ailleurs significatif que le terme soit commun à l'église et à l'école, même laïque : la vérité y est "révélée"). Un piédestal qui procure un semblant de prestige au prix de la distance et de l'immobilité.

Descendu définitivement de l'estrade, Freinet reste adulte, mais il se trouve au milieu des enfants, de plain-pied avec eux, comme tous les adultes dans la vie. Loin de renoncer à la moindre parcelle de son rôle culturel, il a cessé d'être magistrat du savoir pour devenir chef de chantier.

 

Un nouveau rapport de l'individuel et du collectif

La classe ancienne n'est que la juxtaposition fortuite d'un certain nombre d'élèves, agissant tous de façon identique, chacun étant individuellement responsable devant le maître. S'occuper du voisin, c'est bavarder ou tricher. La compétition elle-même vise uniquement à établir une hiérarchie entre les élèves. Elle incite moins à l'émulation naturelle qu'à la rivalité, elle exclut la solidarité et l'échange. Il n'existe de vie collective que pendant les récréations ou les moments de chahut, ce qui est loin d'être négligeable et tient d'ailleurs une large place dans les mémoires écolières.

Très souvent, certains enseignants croient opérer une révolution en acceptant que tous les exercices ne soient pas accomplis simultanément par les élèves. Certes l'assouplissement des rythmes constitue un relatif progrès, mais une simple individualisation des tâches obligatoires ne modifie en rien la juxtaposition des élèves et peut même renforcer leur isolement.

A l'époque, deux inspecteurs ont tenté d'infléchir l'individualisme scolaire : Cousinet en préconisant des travaux de groupe, Profit en instituant une solidarité par la coopérative scolaire. Freinet veut aller beaucoup plus loin. Sa pédagogie circule sans cesse entre l'individuel et le collectif, en les poussant tous deux à leurs limites.

Quoi de plus personnel que le texte libre dont l'enfant a choisi le sujet et l'opportunité de l'écrire ? Mais ce texte n'est pas limité au journal intime, il n'a pas pour destinataire, comme la rédaction, un seul lecteur : l'enseignant qui, tout au plus, en lira à la classe quelques extraits pour honorer ou ridiculiser le jeune auteur. Le texte libre est destiné à être présenté au groupe, pour aboutir, s'il est choisi, à une mise au net collective, puis sortir de la classe vers les correspondants et dans le journal scolaire. Toute recherche, toute découverte personnelle fait l'objet d'une communication, elle-même souvent diffusée hors de la classe. Chaque enfant est incité à apporter le maximum d'initiatives qui ne s'épanouiront que grâce aux autres.

La classe n'est plus la juxtaposition d'individus, tous soumis à l'autorité qui les domine, et où chacun ne peut réussir que par compétition contre ses semblables. Elle devient la communauté d'êtres en quête d'autonomie personnelle, participant à l'élaboration de leurs lois pour trouver ensemble le maximum d'épanouissement. Et cette communauté n'est pas close sur elle-même mais reliée à beaucoup d'autres, tout comme au milieu ambiant.

Qui ne s'aperçoit pas que ces deux modes d'éducation correspondent à des conceptions différentes de la vie sociale et politique ? Freinet ne cessera de le rappeler aux enseignants démocrates qui se satisfont du féodalisme scolaire.

 

L'esprit de la coopération scolaire

Si l'on s'en tient aux livres de vie, c'est seulement à St-Paul en 28, que Freinet institutionnalise la coopérative de sa classe en faisant élire par les enfants : président, trésorier et secrétaire. En mars 32 (IE n° 50, p. 170), Freinet juge nécessaire de faire le point sur cette notion de coopérative scolaire, embrouillée par les incitations équivoques de certains inspecteurs : Si vous fondez votre coopérative dans le but essentiel de recueillir l'argent que l'Etat ou la commune se refusent à vous allouer ; si, plus ou moins habilement, vous imposez à l'enfant une tâche financière qui lui répugne ; si vous exigez de lui cotisation, services excédant ses forces, besognes sans rapports avec la vie scolaire, vous ne faites plus de la coopération scolaire véritable ; vous vous contentez d'organiser l'exploitation des "possibilités financières de l'école" aux dépens de la pédagogie prolétarienne, aux dépens des travailleurs eux-mêmes. (...) Dès mon arrivée (à Saint-Paul), il y a trois ans et demi, j'ai posé comme principe essentiel de notre vie scolaire que les enfants doivent être capables de se diriger, de s'organiser, de chercher eux-mêmes les modes d'organisation susceptibles de servir le groupe. Seulement, il faut alors jouer franc-jeu. J'ai aussitôt mis entre les mains des enfants la gestion commerciale des fournitures scolaires  (non fournies par la commune). (...) La gestion "imprimerie" a été mise également entre les mains des enfants. Pour la marche de ces divers services, pour les tâches nouvelles et nombreuses qui découlent aussi du travail de la classe, il a fallu désigner des élèves. Une assemblée a donc été nécessaire, des votes émis, des titulaires désignés. (...) Freinet explique qu'avec ses enfants de paysans pauvres, il a renoncé à percevoir des cotisations s'ajoutant au paiement des fournitures ; que devant le dédain des "riches" du village, il a renoncé à les faire solliciter par les enfants pour l'achat des journaux scolaires. Il refuse également de les exploiter pour des corvées ( nettoyage de la classe et des cabinets, transport de l'eau) qui devraient être assumées par la commune. Nous réprouvons nettement toute coopérative qui ne serait qu'une formule économique, qu'un organisme destiné à pallier à la misère de nos écoles. (...) Si vous parvenez au contraire -- et toutes nos techniques tendent vers ce but -- à enthousiasmer vos élèves pour des activités répondant à leurs besoins, vous aurez fait l'essentiel pour la vie de la classe. Nous sommes, dans une large mesure parvenu à ce but, en faisant soigneusement alterner les moments de travail en commun, dans la classe, avec les activités libres, en classe ou aux abords, en donnant au travail scolaire tout à la fois une adaptation parfaite à la vie des enfants, une motivation nouvelle et une grande souplesse d'expression par l'imprimerie à l'école, les échanges interscolaires et le fichier. Nous avons en réalité, et beaucoup mieux certainement que tant d'autres écoles possédant une coopérative officielle, réalisé la coopération effective dans le travail scolaire.

Il n'est pas surprenant que B. Profit, initiateur de la coopération scolaire en France, réagisse (IE n° 53, p. 270). Tout en reconnaissant que le stade éducatif préconisé par Freinet est un aboutissement, il défend le bien-fondé des autres formules : C'est par les petites entreprises d'ordre économique, auxquelles l'enfant collaborera non à son bénéfice personnel, par voie de répartition de dividende ou de ristourne, mais au bénéfice de la communauté scolaire que l'enfant prendra conscience de son rôle dans la société et qu'on pourra développer en lui le sens social et l'esprit de discipline nécessaire à toute action collective.  Le débat n'est pas près de se clore.

 

Espace intime et espace public

L'école a jusqu'alors dressé une cloison étanche entre l'espace intime de l'enfant (au milieu de ses parents) et l'espace public dont elle estime faire partie, malgré son caractère de microcosme clos. Tout le monde peut être amené à fréquenter un espace, sans qu'il s'agisse pour autant d'un véritable espace public (exemple : la caserne).

Elle ne veut rien savoir de la famille, ni la langue qu'elle parle, ni sa culture, ses traditions, sa mentalité. En mettant un pied dans l'école, les parents ne chercheraient-ils pas à imposer leur loi ? Une telle hantise amène certains enseignants à refuser tout contact.

L'enfant qui entre à l'école doit abandonner ses faibles racines pour accéder à un autre univers culturel. Comme ce dernier est identique pour tous, on voudrait faire croire que l'égalité scolaire est ainsi réalisée, même si les statistiques des résultats démentent lourdement cette prétention. Privés de leurs repères, beaucoup d'enfants sont incapables de s'adapter à l'univers étrange (et parfois étranger) de cette école.

Freinet refuse ce type de cloisonnement qui engendre l'aliénation et provoque les blocages. Pour lui, l'enfant doit pouvoir arriver en classe, porteur de sa vie intime, matérialisée dans son expression, ses trouvailles. Par contre, l'école doit lui offrir le maximum d'ouvertures, non seulement sur l'univers clos de la culture académique, mais sur toutes les richesses du monde.

Le système scolaire n'est plus conçu comme un espace public aseptisé et fermé sur lui-même, mais comme un véritable sas, à la fois espace intime où l'enfant est chez lui, où l'affectivité garde tous ses droits, et espace de rencontre, largement ouvert. A cet égard, il n'est pas inutile de préciser que l'ouverture ne signifie pas l'irruption continuelle, au sein de l'école, d'intervenants extérieurs (ce qui est seulement une façon d'élargir le microcosme), elle donne surtout le droit et la possibilité de prendre de multiples contacts à l'extérieur.

En fait, on a changé de topologie éducative. Tous ceux qui ont travaillé avec les milieux déshérités ou immigrés savent à quel point ce changement est fondamental.

 

La rupture avec la scolastique médiévale

La démarche inaugurée par l'éducation nouvelle au début du XXe siécle est la première rupture radicale avec une pédagogie héritée du Moyen Age et qui n'a pas vraiment disparu avec l'avËnement de l'école laïque. Ses caractéristiques : l'importance de la mémoire littérale (le "par coeur"), le poids dominant accordé aux mots plutôt qu'aux réalités qu'ils désignent, la compilation (même quand la photocopieuse a relayé la copie manuscrite), la glose sur les textes fondateurs (devenue commentaire émaillé de citations). Malgré le respect de façade accordé à Descartes et Claude Bernard, cette pédagogie, que Freinet qualifiera avec justesse de "scolastique", préfère que les élèves tiennent pour vrai ce qu'ils ont appris de façon livresque plutôt que de l'avoir longuement observé et expérimenté par eux-mêmes.

Le courant d'éducation nouvelle donne systématiquement priorité à la confrontation avec les réalités, en privilégiant l'observation, l'activité, et en ne recourant aux livres que dans un deuxième temps, comme élargissement de la recherche personnelle. L'expérience des autres n'est plus préalable, elle devient un prolongement, un épanouissement. On a rompu avec l'aliénation obligeant à penser par procuration plutôt que par soi-même.

L'apport personnel de Freinet est de renforcer ce processus par la confrontation permanente avec les autres, au sein de la classe et au-delà, et surtout en l'appliquant aux premiers apprentissages (langages, lecture-écriture, etc.). On ne commence pas par apprendre pour savoir faire, on agit en tâtonnant pour apprendre. C'est ce qu'il appellera plus tard les "méthodes naturelles".

Sur le plan culturel, on est passé, dès le plus jeune âge, de l'école du livre unique, bien antérieure à l'imprimerie et où le catéchisme (biblique ou coranique) avait été relayé par le manuel laïc, à une école de la communication dans un monde qui a beaucoup évolué mais où la culture écrite garde et gardera une place déterminante, en dépit des fausses angoisses du conservatisme et des rodomontades d'un certain pseudo-modernisme. Le véritable enjeu de l'éducation devient d'apprendre à comprendre et à utiliser tous les modes de langage, au maximum de leur spécificité.

 

 

L'exploration des divers registres de l'expression libre

L'exploration des divers registres de l'expression libre Claude Beaunis lun 20/03/2017 - 10:36

L'exploration des divers registres de l'expression libre

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  Observons d'abord que le terme texte libre  apparaît très tard sous la plume de Freinet. Dans la première édition de L'Ecole Moderne Française  en 1945, il parle encore de rédaction libre. Il dira ensuite texte libre  pour bien marquer la différence avec la rédaction (obligatoire) à sujet libre que pratiquent occasionnellement certains enseignants. Notons pourtant que, dès novembre 1928, Leroux (Sarthe) parlait déjà des textes libres des enfants.

 

Des tranches de vie quotidienne

Au début, tous les textes des enfants traduisent des moments de leur vie, Freinet utilise l'expression tronçons de vie.  Les livres de vie de chaque classe sont une mosaïque de moments (vie familiale, jeux, travaux des adultes et des enfants, petits faits divers, état de la nature selon la saison) dont l'ensemble traduit souvent avec intensité la vie du milieu. Lorsqu'on relit les textes publiés à St-Paul dans Les Remparts, on voit revivre un village et une époque. Les jeux spontanés : sarbacanes de sureau (appelées samblucs), comptines en provençal, parties de pêche, élevage de vers à soie avec les feuilles d'un mérier des remparts, farces (porte-monnaie tiré par une ficelle, sonnettes tirées au risque de l'arrosage ou du déshabillage). Des faits divers : un chauffard qui a renversé un cycliste menace le grand frère qui relevait son immatriculation, un voleur de récolte d'artichauts se fait surprendre. Des évènements locaux comme le tournage de films : Mandrin ou les Misérables, avec Harry Baur jouant M. Madeleine dégageant le père Fauchelevent coincé sous le chariot. L'écoulement des saisons et l'état de la nature revient souvent de même que l'avancement des cultures et des récoltes auxquelles participent la plupart des enfants. Nous verrons plus loin les prolongements donnés à ces textes.

 Voici ce que dit Rousson (Gard) de cet irruption du quotidien (IE n°23) : La vie du monde du travail, de la famille nombreuse et pauvre, voilà celle qui rentre dans notre classe.  (...) Celle qui, parlant de l'arrestation d'un expulsé, dans son désir de dire la vérité, n'oublie pas de nous faire savoir que les gendarmes causèrent longuement dans la cave avec son père, avant d'agir. Les détails les plus frappants sont toujours mis en évidence. Les élèves qu'on accusait si souvent de ne savoir rien dire sont aujourd'hui des animateurs, des créateurs dès qu'il s'agit de parler de leur vie, de celle qui leur est propre comme enfants, de celle qu'ils partagent avec leur milieu. Dans le même bulletin, Freinet rappelle que le particularisme local ne doit pas être un obstacle à la communication : Ne pas oublier de traduire les termes locaux qui mettent parfois dans l'embarras les correspondants. Tout le monde ne connaît pas les groins d'âne, les mâtefaims, les sourdons, les tourains, les baraganes. Et le Larousse est muet à leur sujet.  

 

De mémoire d'enfants

Par le biais des extraits de la Gerbe , des récits plus longs ou des textes regroupés autour du même thème forment un témoignage qui, avec le temps, est devenu document historique. Voici quelques titres : Les deux petits rétameurs ; La mine et les mineurs ; Au pays de la soie ; Les charbonniers ; A travers mon enfance (en Espagne) ; A la pointe de Trévignon ; La peine des enfants ; Yves le petit mousse ; Emigrants ; Quenouilles et fuseaux ; Métayers ; Chômage.  Il ne manque pas d'adultes pour raconter leur enfance des années 20 ou 30, mais elle est souvent passée au tamis de la nostalgie. Dans les récits d'enfants de l'époque, l'histoire est racontée en direct, au présent.

Historiens et ethnologues s'intéressent de plus en plus aux témoignages de gens ordinaires. Qui se penchera sur les nombreux textes qui font revivre une époque et des milieux à travers la vision authentique des enfants dans leurs journaux scolaires?

 

Le droit à l'imaginaire

Assez vite, les registres d'expression se diversifient. En paysan pragmatique, Freinet se méfie toujours un peu de l'imaginaire qui risquerait de faire oublier le contact avec les réalités de la vie. Mais il accepte tout ce qu'apportent les enfants. C'est ainsi que dans La Gerbe  n° 11 de mai 28, sa classe publie le texte suivant d'un enfant de 6 ans : Casse-tout. Maman m'avait donné un billet de mille francs en me disant pour rire : bréle-le! Je l'ai tout déchiré; elle m'a grondé. Mon papa construisait une caisse pour tuer le cochon. Je lui ai tordu les clous, puis j'ai cassé les planches. Alors il a pris le fouet et m'a frappé aux jambes. J'ai fait bouger ma maman qui écrivait une lettre à ma marraine. Elle m'a frappé; j'ai renversé l'encrier. J'allais donner de l'herbe au cochon; mes trois cochonnets m'ont échappé. Ils ont couru vers le Loup et ont sauté dans l'eau. Je n'ai rattrapé que le noir. Un autre jour, je marchais en fermant les yeux au bord de la rivière. Je ne l'entendais pas. Je suis tombé dedans, on m'a repêché avec des cordes. J'étais monté sur le toit : je suis tombé dans la cheminée. J'étais tout noir. Maman m'avait servi du café au lait : le bol était trop plein, je l'ai cassé. Mon chat a léché le lait.

Les enfants de la classe ajoutent au bas du texte : Voici ce que nous a raconté Pellegrin Jean (6 ans). Mais il ne sait pas si c'est vrai ou s'il l'a rêvé. Nous avons demandé à sa maman. Elle nous a dit que Jean était sage.  Même si l'on est un ange, on peut rêver d'être quelquefois démon.

L'alibi du rêve permet, en toute impunité, d'imaginer des histoires. En effet, est-on responsable de ce qu'on rêve quand on dort? Et l'on rêve beaucoup dans les petits journaux imprimés. Notons que les premiers récits de rêves sont apparus dès février 27 chez les petits citadins de Lyon, dans la classe de Bouchard, mais l'exemple s'est rapidement propagé. Dans certains cas, il s'agit de vrais rêves dont on reconnaît l'incohérence onirique. Que penser pourtant de rêves écrits et signés en commun par trois copains, comme cela arrive à Saint-Paul?

 

Les textes, moyen de connaître les enfants

En novembre 1928 (IE n° 17, p. 6), Leroux (Sarthe) remarque que les textes permettent de recueillir de nombreux renseignements concernant la psychologie personnelle des enfants : Tel raconte ses jeux, tel autre parle de ses démêlés avec les adultes, un troisième transcrit les contes de la région, un autre revit ses souvenirs et ne s'intéresse guère au présent. (...) Dans le même ordre d'idées, remarquons que chaque journal scolaire présente son caractère propre, mélange d'influences diverses : personnalité du maître, milieu social, âge des élèves, etc.  Il montre également que les contes qu'ils inventent traduisent parfois les oppositions sociales (par exemple, entre journaliers pauvres et riches propriétaires). La verdeur de certains récits est assagie au moment de la mise au point collective.

En mai 29 (IE n° 22, p. 13), Gauthier (Loiret) note la persistance de thèmes chez certains enfants : le petit frère d'une grande fille, l'électricité récemment installée à la maison, les animaux d'élevage, les contes opposant géants, nains et petits polissons. Il demande si ses camarades ont fait de telles observations. N'y aurait-il aucune conclusion à en tirer?

En décembre (IE n° 28, p. 76), le couple Faure (Isère) raconte l'histoire d'un de leurs élèves, paraissant plus que ses 8 ans, qui raconte souvent des rêves débridés dont ils pressentent que les psychanalystes tireraient certainement des déductions intéressantes . Un jour, ils sont surpris par un récit rompant avec le dynamisme habituel de l'enfant. En allant chez sa tante, ce qu'il fait généralement avec plaisir, il est saisi de peur à propos de tout : d'improbables vipères, du renard et même des chiens et d'un rossignol. Intrigués par cette réaction inhabituelle, ils apprennent quelques jours plus tard que l'enfant est couché avec une forte fièvre; on diagnostiquera une pleurésie. Ces éducateurs s'interrogent : Cette peur inaccoutumée n'était-elle pas due à un état de dépression physique ignorée? L'étonnement que nous avons eu à la lecture de son texte n'était-il pas justifié?

 

Régulation psychologique et morale

Freinet cite ou conseille à plusieurs reprises des ouvrages sur la psychanalyse, mais il ne s'aventure pas dans l'interprétation psychanalytique des textes. Par contre, il croit que l'expression libre permet d'éviter bien des problèmes psychologiques en incitant les enfants à se libérer de tout ce qui leur pèse. En décembre 28 (IE n° 18, p. 6) il publie un texte du journal de Mios-Lilet (Gironde) dont l'instituteur est Lavit, responsable de la radio.

La pomme. Avant-hier, je suis allé à Péyot chez mes grands-parents. Avant d'aller me coucher, ma tante me dit : "Va voir la coupe à fruits que j'ai achetée" . Je vis une jolie coupe en argent; mais ce qui m'intéressa le plus, ce furent de belles pommes dorées. Mais il y avait ma marraine et elles étaient pour la St-Martin. Quand elle fut partie, j'en pris une, je la mis dans ma poche et je partis me coucher. Quand je fus presque en haut de l'escalier, j'entendis : pan! sous mes pieds. Puis plus rien; je me dis :"Le plancher craque". Puis : Pan! pan! pan! C'était la pomme qui dégringolait l'escalier quatre à quatre, en faisant beaucoup de bruit. heureusement que mon grand-père parlait fort et personne n'entendit rien. Je mangeai la pomme et je jetai la peau par la fenêtre.

On trouve fréquemment, dans les journaux, des textes où des enfants confient une bêtise, un mensonge ignorés de tout le monde. Or ils savent que non seulement leurs camarades connaîtront leur petit secret mais que le journal circulera partout et, en particulier, dans leur famille. Freinet a raison de parler, à cette occasion, de véritables confessions dont on reconnaîtra la haute portée moralisatrice .

Opposant la proclamation moralisante à l'hypocrisie des actes, Freinet voit dans l'expression libre un moyen de faire réfléchir les enfants. Voici à ce sujet un texte de son journal Les Remparts.

Nous fumons. Hier soir, Christini a acheté quatre cigarettes et Borgna une boîte d'allumettes. Christini nous a donné une cigarette à chacun ;  Borgna a frotté une allumette et nous avons allumé nos cigarettes. Les deux Mathieu et Pagani s'étaient cachés derrière un buisson. Le frère de Borgna disait : "Regardez, moi je tire! On aurait dit une locomotive. Christini avait les yeux rouges comme un crapaud. Borgna demandait s'il fallait tirer ou souffler pour faire sortir la fumée du nez. Castelli et Christini en ont fumé seulement la moitié d'une, Borgna en a fumé une. Il dit : "Nous étions contents ; on a bien dormi, bien mangé, bien bu ; une pipade vaut bien un écu." Comme presque toujours, une petite enquête complète le texte : 9 élèves aiment fumer, 10 ne veulent pas fumer . Le maître ne fume pas, et il en est bien content.

 

La collecte de contes populaires

Dans son ouvrage Le conte populaire français  (éditions Erasme), paru en 1957, Paul Delarue, grand spécialiste du sujet, établit un catalogue raisonné des versions en langue française des contes populaires. Sous le n° 327 C L'enfant dans le sac, il reproduit intégralement (p. 328) la version recueillie dans les Alpes-Maritimes par Francis Audoly (13 ans) et Laurent Giordan (11 ans), élèves de l'école de Saint-Paul. Sous le titre Pitchin-Pitchot, ce texte avait été publié dans Les Remparts  puis, en avril 29, dans le n°9 des Extraits de la Gerbe . Delarue précise qu'il s'agit, à sa connaissance, de la seule version notée en France de ce conte répandu dans de nombreux pays d'Europe et même d'Asie et d'Afrique. Il ajoute : Notre version des Alpes-Maritimes est étroitement apparentée aux versions italiennes. Dans les versions nordiques et allemandes, le héros est souvent repris deux fois et rentre chez lui, généralement après avoir infligé à la femme ou à la fille de l'ogre le supplice qui lui était destiné.

Or, dans le premier n° de La Gerbe (avril 27), figure un texte de Jeannot Faroppa, élève de Bar-sur-Loup, intitulé Péquénain  qui est précisément cette version où le héros est repris et fait mourir la femme de l'ogre. Delarue avait peu de chance de retrouver ce texte, tiré à très peu d'exemplaires, mais il aurait sans doute été stupéfait de découvrir que des élèves de Freinet avaient recueilli les deux seules versions françaises connues d'un conte largement répandu.

Intrigué par cette co•ncidence, j'ai voulu savoir si d'autres contes étaient signalés comme découverts par des enfants. Delarue n'en mentionne pas. Par contre, dans sa bibliographie, parmi les revues faisant une place au conte populaire, il cite p. 97, sous le n° 421, La Gerbe , journal rédigé par des enfants, et précise "Donne assez souvent des contes populaires recueillis par des enfants ". Mais les contes publiés dans La Gerbe  ne représentent qu'une partie de ceux que contiennent les journaux scolaires. C'est ainsi que Les Remparts  publient en juillet 30 un n° spécial consacré à Plus belle que Fée,  conte populaire recueilli par Honoré Fabre (14 ans).

La présence des contes populaires parmi les textes d'enfants n'a pas l'assentiment évident de tous les enseignants. Portets (Loir-et-Cher) écrit en juin 31 (EI, n°44, p. 298) : Notre éducation devant être à base matérialiste, je ne comprends pas comment nous pouvons préconiser des contes, proches parents des hallucinations, superstitions et religions. Freinet publie cette réaction sans lui répondre, espérant peut-être que d'autres le feront. Ce n'est pas lui qui "préconise" les contes, il les accueille et, en juillet 31, publie à nouveau un n° spécial de son journal avec deux contes La Cendrella  et Le Magou , recueillis par Baptistin Borgna (11 ans), le même enfant qui, un an plus tard, rédige avec ses camarades La farce du paysan  qui n'est pas sans rappeler celle de Maître Pathelin. Les enfants notent également souvent des traditions populaires ou de folklore enfantin comme les comptines (appelées poires de jeu).

Par L'Education du travail (p. 50), on sait l'intérêt que portait Freinet aux contes qu'il écoutait dans son enfance, à la fois parce qu'ils remontaient aux temps les plus anciens mais se renouvelaient par la voix de ceux qui les transmettaient, sans discrimination d'âge parmi l'auditoire, ce qui est la caractéristique d'une vraie culture. Il est difficile de dire si, intuitivement, il était également sensible à la maturation linguistique que facilitent les formules répétitives des contes ou à leur rôle initiatique, lié à l'inconscient collectif, comme l'ont montré certains psychanalystes comme Bruno Bettelheim. Quoi qu'il en soit, on ne peut s'empêcher de rêver au trésor dont disposeraient les spécialistes si toutes les écoles en avaient recueilli comme la sienne. Peut-être n'est-il pas trop tard, dans certaines classes actuelles, si composites, pour recueillir et valoriser des richesses culturelles souvent méprisées lorsqu'elles proviennent d'autres continents.

 

Des contes et des poèmes inventés par les enfants

C'est Marie-Louise Lagier-Bruno, soeur aînée d'Elise, qui est l'initiatrice de ce type de fiction. Le premier n° des Extraits de la Gerbe  publie des textes de sa classe de Sainte-Marguerite (Hautes-Alpes) sous le titre Un petit garçon dans la montagne . Puis ce seront : François le petit berger;  Le Tienne; Le petit chat qui ne voulait pas mourir.

Freinet accueille volontiers ces petits chefs d'oeuvre, mais il reste malgré tout prudent et refuse de confondre l'expression des enfants et la littérature. Comme la revue L'Oiseau bleu , fondée par Cousinet, n'a pu survivre (on se souvient qu'elle publiait des textes d'enfants), la Nouvelle Education , revue pédagogique qu'il dirige maintenant, édite aussi des oeuvres d'enfants. Dans sa critique (IE n° 26) du livre Le roi des animaux, écrit par une fillette de 9 ans qui a un comportement d'auteur et d'illustrateur, Freinet, tout en reconnaissant le résultat, rappelle : Nous comprenons autrement les oeuvres d'enfants : nous ne voulons pas habituer nos élèves à faire de la littérature, mais seulement leur apprendre à s'exprimer, à extérioriser leur pensée.

Il a la même attitude vis à vis des poèmes d'enfants dont le premier recueil est publié dès 1928.

 

Les enfants ont-ils le droit de tout dire ?

Fin 1929, Freinet publie dans le n° 16 des Extraits de la Gerbe,  le récit d'un de ses élèves dénonçant les véritables sévices qu'il subissait dans un établissement privé. Bouchard (Rhône) réagit aussitôt (IE n° 30, p. 136) : Je n'ai pas l'intention de mettre entre les mains des enfants le fascicule "à l'Institution libre moderne". C'est en somme l'histoire d'un mauvais élève, mauvais élève par la faute de ses maîtres bien entendu; mais ces faits seraient-ils bien compris par des lecteurs enfants, et n'y verraient-ils pas uniquement les "bons tours" joués au maître par un élève indocile?  Ferrière lui-même se montre très réticent : Ne croyez-vous pas qu'il y a danger à étaler sous les yeux d'enfants au-dessous de 12-13 ans, les vilenies des adultes.(...)Ces "cas" d'aberration sadique plus ou moins inconsciente doivent être signalés à l'Officier d'Académie ou aux journaux d'adultes, mais j'affirme que ces spectacles de haine sont mauvais pour des enfants.  Freinet répond que les faits ont été confirmés par d'autres témoins, que l'enfant n'est ni un mauvais élève, ni une forte tête : Seuls le milieu où il se trouvait, la nécessité où il était de lutter contre ses maîtres pour défendre sa personnalité l'ont poussé à des gestes de défense qui ne sont pas particulier aux élèves de cette institution. (...) Nos extraits sont la peinture exacte de la vie des enfants. S'ils révèlent le mal, c'est que nos élèves en souffrent eux-mêmes. Signaler ouvertement les causes de ce mal est donc pour nous un devoir, et nous estimons que, en l'occurrence, la haine de ce mal est bonne, parce qu'elle suscite une action défensive. Il est juste et moral que les élèves s'intéressent à la victoire de leur camarade brimé, dussent les adultes souffrir dans leur orgueil de cette atteinte à leur omnipotence.  Dans le n° 33 (p. 239), Pichot (Eure-et-Loir) poursuit le débat : Il faut museler les faibles et les opprimés. Seul le silence est grand; souffrir en silence: c'est beau. La résignation, voilà le grand mot. (...) Heureux quand on ne voit pas des petits tyrannisés chercher parmi des faibles pour brimer eux aussi. (...) Il faut noter aussi que c'est chez les enfants brimés, malheureux, que s'éveilleront les plus chaudes sympathies pour Arnaud.  Plan (Var) ajoute : Les critiques soulevées m'ont étonné. Les enfants voient-ils dans ce récit un cas qui suscite leur haine. Les enfants n'ont-ils pas le sentiment de la différence entre leur maître et ce professeur brutal? (...) La réalité doit être plus simple. Arnaud est dans un établissement où son professeur le brime en lui infligeant des punitions d'une ineptie stupéfiante et des traitements odieux. Il se défend, il lutte, il est vainqueur. Nos enfants applaudissent; quoi de plus naturel et où est le poison?  Dans le n° 34 (p. 269), Lallemand semble apporter le mot de conclusion : Nous préférons laisser aux enfants la liberté réelle d'observer la Vie, de la relater, donc de l'imprimer et de la discuter avec sentiment, plutôt que de leur dissimuler des faits révoltants qu'ils connaîtront tôt ou tard. (...) Les gens les moins armés pour la vie sont ceux dont l'esprit critique est endormi, ceux qui mérissent de fausses illusions: ils connaissent des déceptions si amères qu'elles peuvent briser leur courage en temps d'épreuve. Courage donc, pour une ambiance de travail, de sain jugement, d'amour, face à face avec la vérité toute nue.  Et pourtant, j'ai eu beaucoup de mal à retrouver un exemplaire de ce n° 16 des Extraits de la Gerbe . Bien qu'il ait été approuvé par une majorité de militants, Freinet ne l'a jamais réédité. Il a donc été sensible aux réticences d'une minorité.

En novembre 30, Faure soumet le cas, classique, de l'enfant racontant qu'il a conduit la chèvre au bouc. Freinet répond qu'en principe un tel texte ne dit rien que de très naturel, mais il ajoute : Dans la pratique, c'est autre chose. La plupart de nos camarades sont des militants dont les actes sont surveillés d'assez près. Et nous savons qu'on n'hésiterait pas à sauter sur l'occasion pour faire un sort et à l'éducateur qui pourrait en pâtir et à l'imprimerie à l'école qui ne s'en porterait pas plus mal. Peut-être même verrions-nous les parents qui, candidement, chargent leur fils de mener la chèvre au bouc ou la vache au taureau, se scandaliser de notre audace.

Un exemple burlesque met en lumière ceux qui, à l'extrême-droite, épient le moindre indice de culpabilité. Marguerite Bouscarrut (Gironde) raconte sa mésaventure(IE 24, juillet 29). Un sous-officier d'active, ayant eu entre les mains un exemplaire de son journal Le Petit Médocain, a jugé séditieux que des renseignements topographiques soient "fournis aux étrangers" par les enfants. Oubliant sans doute que la guerre est terminée depuis plus de 10 ans, il a dénoncé aux autorités l'institutrice qui reçoit, pour enquête, la visite de son inspecteur. Le militaire ignorait que le plan de la commune était destiné aux petits amis d'Allemagne, village des Basses-Alpes où habitent les correspondants. Par cet incident ridicule, on mesure mieux le climat de suspicion et de hargne qui entourera plus tard l'affaire de Saint-Paul.

 

 

Les enfants dessinent aussi

Dans le climat de liberté d'expression, il est probable que les enfants dessinaient spontanément. Pourtant, le dessin est d'abord traité uniquement sous l'angle des illustrations des textes imprimés. C'est Elise Freinet (mais elle signe encore Lagier-Bruno) qui écrit de janvier à mai 31, une série d'articles intitulée Le dessin, première activité libre. Interrompue quelques mois, la rubrique reprend en février 32. Auparavant Freinet a demandé à recevoir des dessins, composés absolument librement, au crayon ou à l'encre, coloriés ou non, portant l'âge de l'élève et les explications que l'enfant aurait pu donner, les circonstances, les paroles, les cris, les gestes qui l'ont accompagné. Ces documents nous seront précieux tout à la fois pour poursuivre l'étude commencée et pour aider à l'illustration de nos publications.

Des articles paraissent également sur la linogravure (Ruch, IE, n° 40) et sur le bois gravé (Bourguignon, n° 41 à 43).

 

 

Personnalité

L'observation critique du milieu - Des pratiques de l'école active

L'observation critique du milieu - Des pratiques de l'école active Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:20

 

L'observation critique du milieu Des pratiques de l'école active

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  Lorsque Freinet demande aux petits de Bar-sur-Loup d'observer et de décrire des métiers du village (tisserand, berger, cordonnier, forgeron), lorsqu'à Saint-Paul, deux ans plus tard, il fait mesurer et décrire systématiquement les remparts et le panorama qu'on aperçoit, qu'il va voir avec ses élèves un four à chaux, une scierie, un moulin à huile, qu'il fait noter les températures, les évolutions du temps et de la nature, on peut dire qu'il n'introduit là rien d'original, il suit simplement les conseils des nouvelles instructions officielles de 1923. Mais sont-ils nombreux, les instituteurs qui, à cette époque, le font aussi régulièrement ?

 

De la description spontanée à la réflexion

La plupart des textes d'enfants reflètent leur milieu. Mais Freinet ne se contente pas de cette perception intuitive. Avec sa classe de petits à Bar, on sent qu'il incite à réfléchir sur le pourquoi des travaux agricoles, des récoltes. A Saint-Paul, comme les élèves sont plus grands, il systématise l'élargissement en quelques lignes, imprimées sous le texte du jour et baptisées enquête . Par exemple, si l'enfant a parlé de sa chèvre, on ajoute combien de chèvres possèdent tous les enfants de la classe. De proche en proche se dessinera un tableau des animaux domestiques possédés dans les familles. Un autre jour, on totalise les métiers pratiqués par les parents (total significatif : 25 cultivateurs, presque tous métayers, un maçon, un coiffeur, une blanchisseuse, une couturière ; les autres habitants du village n'ont pas d'enfants ou les envoient dans des écoles privées hors du village).

Fréquemment un texte parle d'une récolte à laquelle participent les enfants en dehors des horaires scolaires. L'enquête précise le poids récolté par la famille concernée ou par toutes les familles représentées dans la classe, parfois en indiquant le cours actuel (en mai 31, la fleur d'oranger est tombée à 3 F le kilo au lieu de 10 l'année précédente). Au sujet des autos, on totalise les quelques voitures des habitants ; par contre, des voitures de luxe stationnent autour des hôtels. Des correspondants ayant parlé du champagne, le compte est vite fait des familles où l'on en a déjà bu ; par contre les enfants savent que l'on en sert souvent dans les hôtels, ils se renseignent sur le prix de la bouteille et comparent avec les dépenses quotidiennes de leur famille. Il en est de même pour les animaux de compagnie des riches visiteurs, mieux nourris, en cette période de crise, que bien des humains. A travers les petites enquêtes rapidement exécutées puis imprimées et conservées dans le livre de vie, se forme, peu à peu et sans le moindre endoctrinement, une prise de conscience sociale qui, en fait, sera le principal grief des ennemis de Freinet.

 

La correspondance, motivation de l'approfondissement

Comme nous l'avons vu avec les enfants de Bar et de Trégunc, la correspondance incite à raconter, à décrire (donc à mieux regarder) son milieu, puis à le comparer avec celui que décrivent les correspondants. A partir des observations locales se dégagent des notions géographiques plus générales. Granier (IE 29, p. 107) et Rossat-Mignot (n° 31, p. 173) proposent des plans d'étude de la géographie locale. Gauthier (n° 31, p. 175) conseille de compléter les échanges de journaux scolaires, au sein d'équipes de 8 ou 10, par des envois de cartes départementales tirées des calendriers des PTT, de cartes postales, de roches, de renseignement sur la géographie physique, économique, humaine et même du langage de la région de chaque correspondant.

Il en est de même pour les sciences naturelles et même pour l'histoire, si l'on prend en compte toutes les ressources locales, y compris traditions et modes de vie. Gauthier (n° 35, p. 11) conseille de s'appuyer sur les témoignages d'enfants, de parents et de vieillards, de recueillir les traditions. Guillard (n° 37, p. 69) propose de confronter les archives locales, notamment sur la Révolution de 1789.

 

 

Une documentation pour les enfants - Plus de manuels scolaires

Une documentation pour les enfants - Plus de manuels scolaires Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:21

 

Une documentation pour les enfants Plus de manuels scolaires

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  Fin 1928, Freinet publie sous ce titre son second livre pédagogique. En fait, il consacre peu de place à la critique des manuels, il préfère proposer une alternative centrée sur l'expression libre des enfants et l'imprimerie. Pourtant, si son argumentation contre les manuels reste embryonnaire, il a l'intuition qu'il s'agit là d'un des points de blocage de la pédagogie (et ce blocage subsiste toujours).

Dans la revue Pour l'ère nouvelle,  organe de la Ligue d'éducation nouvelle (n° 46, avril 29), E. Delaunay réagit négativement : Si nous n'avons pas le droit d'empêcher un progrès de se réaliser, nous avons le devoir de ne pas nous laisser entra”ner dans des voies aventureuses.  Le leitmotiv n'a pas changé selon lequel il existe de mauvais manuels, l'important étant d'en choisir de bons. La critique de Freinet est plus radicale : tout manuel, distribué en autant d'exemplaires que d'élèves, est un carcan et un outil totalitaire. Si un manuel est bon, qu'il entre dans la bibliothèque au même titre que les autres livres, il perdra sa position de monopole et sa nocivité de manuel. Position qui aujourd'hui n'a rien perdu de son actualité. Pour être équitable envers Delaunay, ajoutons qu'il modérera sa critique en aoét 31, en reconnaissant la valeur des propositions positives de Freinet.

En janvier 30, est reproduite dans la revue syndicale L'Emancipation,  une réaction de Yakovlev, parue dans La Voie de l'Education,  revue pédagogique de la République Socialiste Soviétique d'Ukraine : Le manuel est un instrument par lequel la classe dominante assure sa direction idéologique et méthodologique du travail scolaire. Aussi, tandis que les éducateurs révolutionnaires condamnent le manuel en régime capitaliste (attitude négative), ils ne peuvent que le défendre dans une république ouvrière (attitude positive). Freinet, malgré son approbation de la révolution socialiste, n'acceptera jamais ce point de vue : un outil dogmatique n'est souhaitable sous aucun régime. Nous verrons ce débat rebondir en 1933-34.

Mais il ne suffit pas de condamner les manuels, encore faut-il créer d'autres moyens de faire travailler les enfants.

 

L'édition d'un fichier documentaire

En février 29 (IE n°20), Freinet lance le projet d'un Fichier Scolaire Coopératif.  Il envisage d'abord la publication de "lectures" qui permettraient de prolonger les textes des enfants. L'avantage serait la souplesse d'utilisation et la possibilité pour chacun de compléter ce fichier par ses propres moyens. Freinet compte d'ailleurs sur la participation coopérative (d'où l'adjectif du titre) pour enrichir rapidement l'édition de ce FSC. Il engage immédiatement la souscription (25 F pour 500 fiches 13,5 x 19). Trois mois plus tard, il a recueilli 40 souscriptions. C'est peu pour démarrer une édition, mais considérable si l'on songe que, trois ans auparavant, le "mouvement" comptait deux personnes. Si 40 enseignants s'engagent à payer 25 F (ordre de grandeur : le livre de Freinet en coéte 8) pour une édition dont ils n'ont encore rien vu, cela prouve à la fois le besoin qu'ils ressentent et leur confiance dans la toute jeune coopérative.

En mai (IE n° 22, p. 6), paraît un long article de Paul Otlet (Palais Mondial, Bruxelles) sur la documentation à l'école. Il trace le cadre général en cinq séries fondamentales : 1/ la bibliothèque; 2/ le musée (objets, échantillons, classés en boîtes-tiroirs); 3/ l'encyclopédie documentaire sur fiches (format 21 x 27,5); 4/ les planches à afficher (67 x 64); 5/ les films; 6/ le catalogue général sur petites fiches.

En juillet (n° 24), Freinet définit ce que devrait contenir le FSC sur chaque thème : littérature (pages de grands écrivains), sciences, géographie, histoire.

Au 3e congrès (3 et 4 aoét 29, à Besançon), une décision confirme la souscription en y ajoutant une édition sur carton, au tarif double. Rubriques : 1/ activités enfantines; 2/ le travail et les travailleurs à la campagne, à la ville, en mer; 3/ la nature, les phénomènes physiques et naturels, l'homme, les bêtes, les plantes; 4/ gens d'ailleurs et d'autrefois; 5/ documents d'accompagnement des projections cinématographiques, audition de disques. La classification est envisagée : un n° d'édition et un coin réservé pour numérotation, gommettes de couleur, etc.

En mai 30, Alfred Carlier, un archiviste qui a créé l'Office de Documentation historique et archéologique  et a dessiné et publié une histoire du costume avec 32 planches en couleur, propose pour le FSC sa collaboration, soutenue par 80.000 documents de ses archives. Il fournit pour commencer deux séries de 30 fiches sur l'histoire du livre et celle du pain. Il deviendra bientôt l'auteur des premières brochures historiques.

Le véritable problème du fichier ne vient pas du côté des auteurs mais de l'édition. Si l'on produit à peu d'exemplaires, le prix de revient est excessif. Si, par contre, on amplifie le tirage, cela pose des problèmes compliqués d'immobilisation financière et de place pour stocker. Elise raconte que pour classer les fiches, on doit les disposer sur les marches montant à l'appartement. Malgré ces difficultés, la souplesse d'utilisation (on peut distribuer rapidement aux enfants des fiches différentes sur un même thème) incitera à poursuivre l'expérience jusqu'aux années 50.

Roger Lallemand (IE n°46) fait la critique des réalisations d'autres éditeurs : Pédagofiche  et Studiomètre  qui gardent la conception traditionnelle d'un manuel sur feuilles détachées.

 

La constitution personnelle d'une documentation

En novembre 31 (IE 46), Davau (Indre-et-Loire) explique comment il a enrichi son fichier en collant, sur des cartons du format FSC, des cartes postales, des coupures de revues illustrées. Plus tard, on préférera des chemises d'un format plus grand, afin d'éviter les collages qui font perdre le verso des documents. De tels fichiers artisanaux ont pris depuis une valeur historique, notamment les photos d'époque, les collections d'étiquettes et de publicités recueillies pour étudier la provenance des produits alimentaires.

 

Le classement

On reconnaît les gens rigoureux non à leurs proclamations de sérieux mais à leur façon de traiter les vrais problèmes. Encourager à réaliser un fichier n'aboutit qu'à une impasse si l'on n'imagine pas un système permettant de retrouver rapidement le document voulu. Immédiatement, commence, au sein du mouvement, une recherche sur le classement des documents.

Premier constat : la classification décimale (par thèmes) est préférable, car elle rapproche les sujets voisins que l'ordre alphabétique disperserait. Mais il est impossible d'utiliser celle des bibliothèques (la Dewey) avec ses rubriques : philosophie, religion, sociologie, etc. On reprend les grandes catégories du FSC qu'on subdivise : 1- Travail et travailleurs  se partage en 10-Industrie; 11- Chauffage, éclairage; 12- Habitation; 13- Habillement; 14- Alimentation (agriculture, élevage); 15- Communications; 16- Mer; 17- L'homme; 18- L'état; 19- Services privés.  Ce sont là les premiers balbutiements qui aboutiront, sous la direction de Lallemand, à un plan de classement appelé Pour tout classer, encore en service actuellement dans les classes pratiquant la pédagogie Freinet.

Parallèlement, Klaas Storm, un jeune Hollandais qui aide Freinet à la CEL, poursuit des recherches sur le repérage des thèmes par gommettes de couleur.

 

La bibliothèque de travail

L'adjonction du mot "travail" montre la volonté de Freinet de la différencier des bibliothèques scolaires existantes qui contenaient surtout des ouvrages littéraires, prêtés aux élèves pour être généralement lus hors de l'école. L'abandon des manuels scolaires impose l'existence, dans chaque classe, d'une bibliothèque très variée, à dominante documentaire. En octobre 31 (IE n° 45, p. 13), Ruch (Bas-Rhin) publie une recherche systématique des ouvrages que pourrait contenir la bibliothèque de travail d'une classe. Bien peu sont réellement à la portée des jeunes lecteurs.

Mais, dès le mois de juillet (n° 44, p. 295), Freinet, soutenu par les propositions de Carlier, avait lancé l'idée de brochures de 30 à 40 pages, richement et solidement présentées, abondamment illustrées, sous une forme tout à la fois instructive et intéressante, du livre, du pain, des mines, des forges, véhicules, chauffage, etc. (...)La matière de ces brochures sera soumise comme nos fiches, au contrôle sévère de plusieurs camarades afin qu'on ait la certitude que ces documents nouveaux seront parfaitement adaptés à nos besoins. Cette proposition séduit les coopérateurs et, au congrès de Limoges (2 et 3 aoét 31), une nouvelle collection est décidée qui s'appellera (et s'appelle encore) Bibliothèque de Travail. Le terme générique est devenu nom propre (habituellement, c'est le processus inverse, une appellation de marque : Ç Frigidaire, Cocotte minute È devient nom commun). Très rapidement, le titre devient familièrement la B.T.

En novembre 31 (IE n° 46), Gauthier (Loiret) enquête sur les véhicules à traction animale utilisés dans chaque région. Les premières brochures, écrites et dessinées par Carlier et publiées à partir de février 32, seront consacrées aux véhicules à cheval. Leur succès amènera à les rééditer pendant plus de 40 ans.

 

Le cinéma et la photo

En 1922, la firme Pathé a créé le premier film de format réduit (9,5 mm) : le Pathé-Baby , reconnaissable à sa perforation unique au centre de la pellicule, permettant à l'image d'occuper presque toute la largeur (8,2x6,15, soit 50 mm2). Pathé vend non seulement de petits projecteurs à manivelle ou à moteur électrique, des petites bobines de films récréatifs ou documentaires, mais aussi des caméras à mécanisme d'horlogerie et des chargeurs de pellicule vierge, l'arsenal complet du cinéaste amateur.

Dès le début, les instituteurs novateurs se rallient au film 9,5. On se souvient que Freinet avait filmé ses petits élèves de Bar en train d'imprimer. A partir de 1927, la Cinémathèque Coopérative, créée en Gironde, achète et prête des films Pathé-Baby, en majorité documentaires. Par ailleurs, des films ont été réalisés par certaines classes pour les correspondants. Par exemple, les enfants de Trégunc se présentent un à un (comme le film est muet, une liste précise la succession des noms), puis on voit le groupe entier sur le port. La classe de St-Paul présente la cueillette des roses.

La coopérative veut aller plus loin et produire des films vraiment pédagogiques et réellement adaptés à nos nouvelles méthodes de travail. Pour cela, six groupes géographiques sont constitués qui disposeront chacun d'une caméra circulante leur permettant de filmer ce qu'il y aurait de plus intéressant à montrer sur chaque milieu.

L. Beau (Isère) publie plusieurs articles de conseils sur la photographie. Par ailleurs, la coopérative propose le Panoptique, petit épiscope qui permet la projection de documents opaques de format carte postale.

 

La radio et le disque

Depuis octobre 1928, une rubrique régulière donne des conseils pour réaliser une bonne installation de radio. Les programmes destinés aux enfants pendant les heures scolaires sont encore très rares, mais le bulletin informe sur ce qui se fait à l'étranger.

Très tôt, Freinet qui n'est ni musicien, ni chanteur, voit le parti qu'on pourrait tirer du disque pour la formation musicale des enfants. Avec l'aide d'Henri Poulaille, il publie à partir de juin 1930 des suggestions pour constituer une discothèque. A partir de janvier 31, c'est le couple Pagès qui anime la rubrique Disques du bulletin et conseille dans les achats de phonographes. En février 32, Freinet annonce la création d'une discothèque circulante qui, à cause de la fragilité des disques de l'époque, est un pari audacieux. Enfin, en mai 32, un phono CEL de qualité est proposé aux coopérateurs.

 

 

Les apprentissages individualisés La critique d'une certaine forme d'individualisation

Les apprentissages individualisés La critique d'une certaine forme d'individualisation Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:23

 

Les apprentissages individualisés La critique d'une certaine forme d'individualisation

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  En juin 31 (IE n° 43), Freinet fait la critique d'un livre sur le Plan de Dalton dont on l'a si souvent entendu parler. Cette méthode d'individualisation du travail scolaire a été développée par Helen Parkhurst dans un collège de Dalton (Massachussets). Le programme est découpé en unités que chaque élève étudie selon son contrat personnel. Tout en étant attentif aux réalisations pratiques qui pourraient être utilisées, Freinet se montre très incisif : Nous ne taylorisons pas l'abrutissement des masses scolaires par une acquisition sans vie que ne motive aucun besoin scolaire ni social.

  Il se sent mieux en accord avec la démarche de Washburne dans les écoles de Winnetka (banlieue de Chicago), car celui-ci conserve une part d'activités collectives, en y ajoutant des apprentissages individualisés grâce à des exercices progressifs.

 

L'édition de fichiers autocorrectifs

En août 31, est prise en congrès la décision de publier un fichier de 200 problèmes pour le Certificat d'études, tiré du travail de Cormier. Il comportera donc 400 fiches, en comptant les réponses que l'élève consultera pour effectuer lui-même la correction. Cette autocorrection est la condition essentielle de la responsabilisation des enfants.

Un peu plus tard, la coopérative publiera des fichiers d'opérations directement inspirés des livrets de Washburne, puisqu'il n'y a pas de difficulté de traduction ni de différence de programme.

 

Un matériel de calcul

Pour l'expérimentation en calcul, la CEL reprend l'édition du matériel Camescasse, diffusé auparavant par Hachette puis non réédité. Inventé par le collègue qui porte ce nom, le Camescasse  est composé de petits cubes de bois d'un centimètre d'arète, rouges ou blancs, pouvant s'assembler sur des réglettes métalliques afin de constituer des barres, des surfaces, des volumes.

 

La grammaire en quatre pages

En octobre 31, Freinet veut persuader que c'est en rédigeant de nombreux textes et non en apprenant des règles, que l'on sait enfin écrire correctement. Il publie une Grammaire en quatre pages  qui en nécessitera bien plus, au long de l'année scolaire, pour convaincre les militants et répondre aux objections de certains. Ce slogan n'empêchera pourtant pas de publier plus tard des fichiers autocorrectifs de grammaire et de conjugaison.

 

Premiers problèmes d'inspection

Premiers problèmes d'inspection Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:25

 

Premiers problèmes d'inspection

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  Alors que certains directeurs d'écoles normales et inspecteurs soutiennent depuis le début les efforts du jeune mouvement, Freinet, en janvier 1932 (IE n°48, p. 112), fait état de la lettre d'un collègue (dont par prudence il tait le nom) qui vient d'être inspecté. Pour montrer à l'instituteur comment il faut "tenir" les élèves de cours élémentaire, l'inspecteur oblige les enfants à garder pendant vingt-cinq minutes les mains au dos. Il conclut son rapport en conseillant un retour à l'enseignement traditionnel : Le maître - parce qu'il est un maître - organisera tous ses enseignements. En dehors de cette organisation, les "productions" des enfants restent sans direction sûre d'elle-même et assurant, à la faveur d'un progrès constant et régulier, l'acquisition des connaissances prescrites au CE 2e année.  Que répondre à cet homme sûr de lui-même qui rappelle qu'il faut traiter les enfants en enfants ? Freinet cite une réaction d'enfant : Quand il est entré, il a regardé la casse d'imprimerie, il a fait une grimace, il n'avait pas l'air content. Le principal c'est que "nous on est contents".

 

Un réseau véritablement international

Un réseau véritablement international Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:26

 

Un réseau véritablement international

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 On peut constater que le jeune mouvement de l'Imprimerie à l'Ecole ignore les frontières. Parmi les huit premiers membres, il y avait un Belge et un Suisse. Deux ans plus tard, sur 92 adhérents, 14 habitent hors de France : Angleterre, Argentine, Belgique, Espagne, Maroc, Pologne, Tunisie. Par la suite, le décompte sera plus complexe, car les nombres augmentant, on ne publie plus de listes exhaustives. Une chose est certaine : la part internationale reste toujours très large.

 

Connaître ce qui se fait hors des frontières

 

Freinet avait commencé par s'informer sur les expériences hors de France. Cette attitude se poursuit en permanence. Les rubriques Cinéma et surtout Radio sont notamment remplies d'informations sur ce qui se fait à l'étranger en matière éducative.

 

Pour les comptes rendus de livres non traduits en français, on utilise les compétences de certains militants. La soeur d'Elise, Marie-Louise, fait la présentation du livre italien de Lombardo Radice, Athena Fanciulla . Jeanne Lagier-Bruno, belle-soeur d'Elise, traduit de l'anglais un article paru à Londres dans la revue New Era. L'auteur qui signe Old Boy, raconte son expérience d'ancien cancre qui a progressé dans l'apprentissage de sa langue à partir de ses textes personnels. Par la suite, Jeanne traduit un article de l'Américain Washburne sur l'insuccès en arithmétique,  dé pour l'auteur au caractère prématuré des apprentissages, et une information sur Le Plan Dalton.

 

Ruch (Bas-Rhin) présente souvent des livres ou des articles  allemands, notamment sur l'architecture scolaire, Alziary informe sur les constructions scolaires suisses.

 

L'espéranto sert beaucoup comme intermédiaire. C'est ainsi qu'un article d'un Allemand de Leipzig, paru en espéranto dans la revue ukrainienne La voie de l'Education , revient dans le bulletin, traduit en français. De même, un article sur le Plan d'Iéna, mis au point par le professeur allemand Petersen, est traduit de l'espéranto par H. Bourguignon.

 

Espéranto et correspondance internationale

 

En octobre 1928, commence dans le bulletin un cours d'espéranto. Comme les nouveaux venus ne peuvent prendre l'apprentissage en marche, on travaillera ensuite par correspondance. Le bulletin publie des appels de classes de l'étranger qui souhaitent des échanges de courrier, puis un service de jumelage s'institue comme pour les correspondances en France. Boubou et Bourguignon seront les animateurs de ce groupe dynamique.

 

La constitution de groupes nationaux étrangers

 

Parmi les gens qui se disent internationalistes, beaucoup recherchent en fait l'hégémonie de leurs propres idées, à moins que ce ne soit l'importation d'un modèle extérieur. On ne trouve pas trace d'un tel impérialisme au sein du groupe L'imprimerie à l'Ecole . Chacun y échange sans tenir compte des frontières nationales.

 

Néanmoins, en Belgique et en Espagne, se constituent peu à peu des groupes plus ou moins inspirés de la coopérative française. Herminio Almendros publie à Madrid un livre sur l'imprimerie à l'école.

 

Une présence sur tous les fronts

Une présence sur tous les fronts Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:28

 

Une présence sur tous les fronts

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  La répartition des militants dans la plupart des régions et leur enthousiasme à présenter les réalisations de leur coopérative, assure une présence dans beaucoup de manifestations pédagogiques ou syndicales. Comme il s'agit de témoignages concrets de réalisations d'enfants, cela suscite généralement l'intérêt des visiteurs. Même s'il n'est qu'éphémère, il en reste parfois des traces qui se traduiront plus tard en adhésions. Freinet ne manque jamais de publier de courts comptes rendus de la présence du mouvement aux manifestations, ce qui ne fait que mobiliser davantage les militants.

 

Le dynamisme est parfois source de conflits extérieurs

La Fédération de l'Enseignement supporte mal que l'AG de la CEL se réunisse et prenne ses propres décisions avant le début du congrès syndical, auquel participent ensuite beaucoup de coopérateurs. Alors que L'Ecole Emancipée avaient favorisé la rencontre des premiers imprimeurs, la fédération a refusé de s'impliquer trop nettement aux côtés des novateurs, sans doute par crainte du conformisme pédagogique de sa majorité. Maintenant, elle supporte de plus en plus mal que le mouvement soit pluraliste et accueille également des membres du Syndicat National, concurrent. La CEL doit rappeler à plusieurs reprises qu'elle prend ses décisions en toute autonomie. En août 1932, La Révolution Prolétarienne  écrit insidieusement : Freinet a quitté le congrès  (syndical) de Bordeaux pour se rendre à un congrès bourgeois à Nice.  Freinet précise alors qu'il n'avait pas de mandat syndical qui aurait justifié sa présence après l'AG CEL et la mise en place de l'exposition pédagogique, mais que par contre il devait participer à Nice au congrès de la Ligue Internationale d'Education Nouvelle.

En juillet 31, Freinet a critiqué la diffusion, par l'Office Central de la Coopération à l'Ecole, de l'ancienne presse CINUP, largement dépassée par les modèles actuels de la CEL. Barthélémy Profit, fondateur de la coopération scolaire, se montre réticent devant cet Office qui fédère depuis 1928 les coopératives d'enfants, sous la bénédiction de la Fédération des Coopératives de consommation, parfois fort éloignées de l'idéal coopératif. Freinet qui partage les inquiétudes de Profit sur les risques de dérive pédagogique, reste néanmoins favorable à l'union de la coopération enfantine avec la coopération adulte qu'il soutient par ailleurs, tout en reconnaissant ses limites.

L'Ecran scolaire , irrité de la concurrence de la cinémathèque animée par Boyau, exprime publiquement le souhait que la CEL puisse éditer des films franchement laïques. Boyau considère ce souhait comme insultant et riposte (IE 53, juin 32) : le film de Freinet "L'imprimerie à l'école" et celui de Boyau "Vendanges en Gironde" sont aussi franchement laïques qu'on peut le souhaiter. Il s'interroge sur la "laïcité" de films sur les méduses ou les ruminants et revendique le caractère laïque du film Prix et profits, subventionné par la CEL et dont nous allons bientôt reparler.

 

Un mouvement prêt à affronter l'avenir

En six ans à peine, s'est constitué un mouvement pédagogique autonome, dont le dynamisme fait parfois oublier la petite taille. Sont déjà posées les bases essentielles de ce qu'on appellera plus tard la pédagogie Freinet. Un solide réseau de militants actifs a été institué. Sa cohésion et sa force seront bien nécessaires pour traverser la période suivante, pleine de turbulence.

 

 

L'affaire de Saint-Paul (1932-1933)

L'affaire de Saint-Paul (1932-1933) Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:29

 

L'affaire de Saint-Paul (1932-1933)

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 Dans l'impossibilité actuelle de recourir aux dossiers administratifs qui seuls permettraient de répondre à certaines questions, mais grâce aux nombreux documents publiés dans la presse de l'époque et notamment dans L'Educateur Prolétarien, nous allons nous efforcer de retrouver tous les fils conducteurs de cette année scolaire particulièrement mouvementée.

 

L'orage qui éclate sur Freinet cette année-là n'est pas fortuit, il résulte du contraste grandissant entre des tensions locales accumulées et l'affirmation nationale et internationale, chaque jour grandissante, de la pédagogie et du militantisme du mouvement de l'Imprimerie à l'Ecole et de sa coopérative, la CEL.

 

Un terrain localement miné

 

 Il est frappant de constater que Freinet, tellement enclin au dialogue au sein de son mouvement, se montre parfois vindicatif, voire agressif, dans le cadre de son département. A tel point que ses meilleurs amis syndicalistes, pourtant peu suspects de mollesse, doivent le rappeler à plusieurs reprises à une plus juste appréciation du rapport de force.

 

L'année 30-31 a vu s'accumuler les plus sérieuses tensions. Certes, il est compréhensible qu'après deux années passées à Saint-Paul, Freinet ait alors épuisé son capital de patience et de diplomatie. Il semble vivre de plus en plus mal le constat proverbial : "Nul n'est prophète en son pays". Il réagit vivement au moindre problème local.

 

Un exemple parmi d'autres : il apprend qu'une mère à qui il reprochait la mauvaise fréquentation de son fils, est allée l'inscrire au village voisin, au cours du mois d'octobre 30. Son collègue, qu'il a interrogé par courrier, précise qu'il avait d'abord refusé l'inscription et que la mère est revenue avec une autorisation de l'inspecteur. Freinet, bien qu'ayant lui-même accepté des enfants non domiciliés à St-Paul (ce que son collègue ne manque pas de lui rappeler), estime son autorité bafouée par une telle décision. Il se renseigne, auprès du service juridique d'une revue pédagogique, sur la légalité de l'autorisation donnée par l'inspecteur, ce qui lui est confirmé.

 

 Rapports tendus avec la municipalité

 

La plupart des écoliers étant fils de métayers, généralement immigrés italiens, la municipalité bourgeoise n'est pas disposée à faire un effort financier en faveur de l'école publique. Freinet, comme c'est son rôle, multiplie les réclamations. En novembre 30, une lettre à l'adjoint donne le ton des rapports. Après avoir rappelé qu'il assure lui-même le balayage de sa classe, scie et refend le bois de chauffage, prête ses récipients pour aller chercher à la fontaine publique l'eau nécessaire à l'hygiène, il demande à la municipalité de remplir ses obligations puisque vous avez osé m'accuser de "me moquer de l'intérêt de l'école".  En juillet 31, à la veille des vacances, il intervient auprès du maire et du conseiller général pour rappeler les réparations et le blanchiment nécessaires de sa classe. Avant la rentrée, comme rien n'a été fait, il saisit son inspecteur et ajoute : "Puis-je refuser de faire classe tant que ce nettoyage essentiel ne sera pas effectué? Et cela sans risquer des ennuis administratifs? " Bien entendu, l'inspecteur refuse une telle éventualité et annonce une démarche de l'administration auprès du maire. Malgré de nombreuses interventions directes et des réclamations auprès de l'inspecteur, rien ne bouge. Le maire semble bloquer à plaisir la situation, par exemple en empêchant le fonctionnement de la Caisse des Ecoles qui permet généralement de financer partiellement les dépenses en fournitures ou en matériel scolaire.

 

 Relations explosives avec l'administration

 

Lorsqu'il s'est agi en 1930 de créer une deuxième classe de garçons, les solutions proposées par la municipalité n'ont pas satisfait l'administration qui fait pression pour l'ouverture d'un dossier de construction nouvelle. Prenant argument de la situation, l'inspecteur d'académie n'a accordé qu'une ouverture provisoire de poste.  Cette opposition conjointe au maire de Saint-Paul n'améliore pourtant pas les rapports de Freinet avec l'administration, bien au contraire.

 

Elise Freinet, sans poste depuis son refus de nomination à Vence en 28, espérait être nommée auprès de son mari. Or elle l'est à l'école de filles à 400 m de là. Puisqu'un jeune intérimaire est désigné à titre temporaire chez les garçons, elle multiplie les réclamations pour prendre sa place. L'administration accorde parfois aux ménages d'instituteurs ce type de rapprochement qui n'est pourtant pas un droit. Les conseils juridiques consultés par Freinet le confirment : à l'époque, une institutrice ne peut être nommée qu'exceptionnellement dans une école de garçons. Le couple s'entête à vouloir obtenir réparation de ce qu'il considère comme une brimade. En janvier 31, l'inspecteur d'académie renvoie une lettre d'Elise Freinet en précisant qu'il "n'examine les réclamations que si les termes en sont absolument corrects." Aux élections au conseil départemental, en février, le Syndicat de l'Enseignement Laïque (Ecole Emancipée), minoritaire, prend prétexte de cette "brimade" pour opposer symboliquement la candidature d'Elise Freinet à l'institutrice désignée par le Syndicat National. Le 22 mai, une lettre d'Elise (en fait rédigée par Freinet) est envoyée au ministre, sur le même sujet. Comme elle mettait en avant un jeune enfant (en effet, depuis le 8 aoét 29, les Freinet sont parents d'une fillette, Madeleine, dite Baloulette)  et un mari mutilé de guerre à 70%, ses amis syndicalistes conseillent de ne pas insister sur ces arguments : il est interdit de s'occuper de cet enfant pendant les heures de classe; quant au mari, en activité, il ne nécessite aucune assistance.

 

Se superpose un autre problème. Comme la municipalité de Saint-Paul doit reloger son bureau de poste, elle envisage de récupérer pour cela les logements de fonction d'institutrices, inoccupés du fait que les deux enseignantes actuelles sont logées avec leur mari. Le 20 avril 31, Freinet écrit à l'inspecteur d'académie pour s'indigner qu'on veuille toucher aux logements d'enseignants. Sans doute parce qu'il n'a pas reçu de réponse, le couple s'adresse directement au préfet qui s'étonne que la voie hiérachique n'ait pas été respectée. Ils répondent tous deux que c'est à titre de simples citoyens de la commune qu'ils avaient réagi et non en tant qu'enseignants.

 

Pour clore cette année scolaire, le 11 juillet 31, Freinet, conformément à une consigne syndicale apparemment peu appliquée, refuse de transmettre à son adjoint un rapport d'inspection non cacheté, adressé par son intermédiaire de directeur, et il en fait retour à l'inspecteur. En aoét, un responsable syndical avertit qu'il a appris par une indiscrétion que, pour ces faits, Freinet pourrait être menacé de déplacement d'office. Les amis syndicalistes qui sont loin d'être des tièdes, préfèrent calmer le jeu et éviter l'affrontement. Finalement, la menace est écartée. Mais, à n'en pas douter, il subsiste un contentieux qu'on ne tardera pas à retrouver.

 

 

Dans le collimateur de l'extrême-droite

Dans le collimateur de l'extrême-droite Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:30

 

Dans le collimateur de l'extrême-droite

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Les faits évoqués précédemment limiteraient à la querelle locale un conflit éventuel. Mais plusieurs événements ont attiré l'attention, au plan national et international, sur l'influence grandissante de Freinet et de son mouvement.

 

Le "congrès" de Saint-Paul

 

En août 32, se tient à Nice le 6e congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle. Freinet en profite pour inviter les congressistes à visiter à Saint-Paul une exposition des travaux de son mouvement dans le petit local de la CEL, puis à voir sa classe. D'après lui, une centaine de participants, de diverses nationalités, s'y rendent et cela ne manque pas de faire quelque bruit dans le village. Cette forme de consécration a de quoi irriter ceux qui n'aiment pas l'instituteur. Par contre, les visiteurs qui ont vu dans quelles conditions misérables sont obtenus les résultats dont il témoigne, se prendront plus facilement sa défense.

 

L'autre objectif de Freinet était d'infléchir la tendance socialement toujours trop neutre du congrès. Mais la motion qu'il dépose sur les relations entre l'éducation et le contexte social, en cette période de crise, ne sera pas mise au voix, ni même évoquée dans son discours de clôture par le président Paul Langevin, pourtant sympathisant de la gauche.

 

Le film Prix et profits

 

Curieusement, celui-ci ne figurait plus dans la mémoire du mouvement jusqu'au jour de 1985 où un spécialiste de Jacques Prévert s'enquit d'un film produit par la CEL au cours des années 30 et dans lequel aurait figuré notre poète. Seule indication : cela parlait de pommes de terre. Après recherche, je finis par découvrir un long article de Boyau, responsable du secteur Cinéma, annonçant, dans L'Educateur Prolétarien (n°1 d'octobre 32), la sortie d'un film d'Yves Allégret, financé par la CEL, sous le titre Prix et Profits . Ces éléments permirent ensuite à Henri Portier, animateur du secteur Cinéma de l'ICEM, de mieux nous informer sur les divers protagonistes, puis de retrouver le film aux archives du cinéma à Bois d'Arcy où quelques privilégiés purent le visionner.

 

Dans son article, Boyau indique que le film s'est réalisé gräce surtout à l'initiative de nos camarades Collinet et Allégret qui ont mis à notre disposition, le premier ses projets et le second ses réalisations et son travail désintéressé. Qui est Michel Collinet? Un jeune professeur agrégé de mathématiques, syndicaliste de tendance trotskyste, qui écrit dans Clarté  sous le pseudonyme de Paul Sizoff, membre du groupe surréaliste d'André Breton dont il a épousé l'ancienne femme, Simone Kahn. Aux réunions de ce groupe, il avait rencontré Yves Allégret, les frères Prévert et Marcel Duhamel. C'est lui qui a servi d'intermédiaire entre la CEL et les protagonistes du film.

 

Yves Allégret, alors ägé de 24 ans, n'est pas encore le réalisateur connu de Dédée d'Anvers  et de Manèges (tournés après la guerre avec sa femme Simone Signoret). Il a été jusqu'alors l'assistant de Cavalcanti, de Renoir et de son frère aîné Marc. Pour la première fois, il réalise seul un court métrage (550 m, 20 minutes) dont il est aussi le co-scénariste et le monteur.

 

L'histoire est simple. On suit le cheminement d'une récolte de pommes de terre, dont le paysan ne retire pas suffisamment pour payer les achats indispensables à sa famille. Le grossiste qui avait fait état de la mévente, s'empresse de doubler le prix pour revendre au mandataire des halles. Au bout de la chaîne des intermédiaires, une femme d'ouvrier achète chez l'épicier les pommes de terre du repas (le prix en a augmenté à chaque étape) et elle doit renoncer aux autres dépenses nécessaires du ménage. Une évidence jaillit : "Il faut supprimer tous ces intermédiaires parasites". Le travailleur des champs et celui de l'usine se rejoignent et leur poignée de main scelle l'union de tous ceux qui enfantent la richesse du monde.

 

Boyau précise que c'est un film de pauvres ; pas d'acteurs professionnels, pas de vedettes.  Quand on ne peut se payer des acteurs, on fait appel aux copains qui, en l'occurence, s'appellent Jacques Prévert (il joue le commis du mandataire), son frère Pierre (le commis-épicier), Marcel Duhamel, futur animateur de la Série noire  de romans policiers (l'ouvrier, dont la femme est jouée par Isabelle Kloukowski et la fillette par Lily Masson, fille du peintre surréaliste). Ajoutons que ces "amateurs" constitueront peu après le groupe Octobre qui ira jouer aux portes des usines de la région parisienne. Pour compléter ce générique peu banal, disons que l'opérateur est Eli Lotar à qui l'on doit, l'année suivante, les images de Terre sans pain (Las Hurdes)  de Luis Bunuel. Il sera, après la guerre, le réalisateur du court-métrage Aubervilliers, avec un commentaire de Prévert.

 

Du fait de son orientation politique, Prix et Profits  ne passe pas inaperçu à droite où il suscite des réactions de Lucien Rebatet (qui signe François Vineuil) dans L'Action Française  et de Clément Vautel (sous le pseudonyme de Prosper) dans L'Echo de Paris.  Le fait que la CEL soit producteur du film est pour certains une raison supplémentaire de haïr l'instituteur qui l'anime.

 

Malheureusement pour la coopérative, le film sera un échec financier, les instituteurs ayant hésité à en acheter des versions 9,5 mm pour Pathé-Baby. Il faut dire que le prix était de 720 F et n'aurait pu s'abaisser à 320 F que si l'on avait atteint 100 souscriptions. En revanche, Prix et Profits  sera projeté, dans la région parisienne, au cours des spectacles militants de la bande à Prévert qui joue également sur scène la burlesque Bataille de Fontenoy.

 

La création de L'Educateur Prolétarien

 

Comme pour le journal scolaire, Freinet a utilisé un obstacle comme tremplin. En 1932, l'administration postale refuse d'accorder désormais le tarif Périodiques au bulletin L'Imprimerie à l'Ecole , prétextant qu'il n'est qu'un catalogue commercial de la Coopérative. Cela semble aberrant, compte tenu des nombreux débats qui s'y déroulent et des informations diverses qui y sont données. Mais comment faire comprendre à des bureaucrates que des enseignants à la recherche d'une autre pédagogie ont besoin de discuter des outils qui leur sont nécessaires, de les élaborer collectivement, de les produire, puis de les diffuser ? La part strictement commerciale est relativement réduite dans le bulletin, il n'empêche que l'on parle sans cesse des éditions (revues et fichiers), des films, des postes de radio, etc.

 

Faute de pouvoir faire admettre ses raisons par les PTT, Freinet amène le CA de la CEL à créer une nouvelle revue dont il rêvait depuis quelque temps et qui sera baptisée L'Educateur Prolétarien. Pour donner le change à l'administration, c'est son beau-frère Fernand Lagier-Bruno qui est nommé gérant et qui déclare la nouvelle revue dans les Hautes-Alpes. Cela n'empêchera pas l'administration de créer des difficultés identiques, quelques mois plus tard. Mais la revue continuera malgré tout son chemin.

 

On se doute qu'avec un pareil titre, la revue attire davantage l'attention que lorsqu'elle s'appelait L'Imprimerie à l'Ecole. Pour ceux qui en auraient douté, le mouvement affirme son ancrage à l'extrême-gauche et cela suffit à justifier la hargne de ceux qui jusqu'alors l'ignoraient avec dédain.

 

Une violente campagne d'affiches et de presse

Une violente campagne d'affiches et de presse Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:31

 

Une violente campagne d'affiches et de presse

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Des affiches accusatrices dans le village

 

Dans NPP, nous apprenons comment, dans la nuit du 1er au 2 décembre (1932), l'employée de la coopérative, son frère et un ami viennent avertir que deux jeunes gens, arrivés en auto, ont collé dans tout le village deux affiches, une verte et une rouge. Freinet en publie le texte intégral (Educateur Prolétarien n°4, janv. 33, p. 208):

 

AUX HABITANTS DE SAINT-PAUL

 

Nous attirons l'attention de la population saint-pauloise et plus particulièrement celle des parents qui envoient leurs enfants à l'école de garçons sur les agissements de l'instituteur FREINET :

 

CET INSTITUTEUR PRETEND FAIRE DES ELEVES QUI LUI SONT CONFIES DE FUTURS BOLCHEVISTES.

 

Lui-même le dit et l'écrit. De plus, l'enseignement qu'il donne aux enfants est absolument défectueux. Au lieu de faire correspondre ses élèves avec les jeunes russes de la république bolcheviste des Soviets, l'instituteur FREINET ferait beaucoup mieux de leur donner une solide instruction française.

 

Nous nous élevons contre l'enseignement déplorable de ce mauvais éducateur de la jeunesse et nous tenons à dire avec force que nous ne comprenons pas que la Société et l'Etat, qu'il veut détruire, le paient pour accomplir cette besogne.

 

La population de Saint-Paul éclairée sur l'enseignement donné à ses enfants par M. Freinet se joindra à nous pour demander son départ.

 

Un groupe d'habitants de Saint-Paul

 

Pour la seconde :

 

LES DEVOIRS DE M. FREINET

 

Veut-on un aperçu des dictées de l'instituteur Freinet à ses élèves ? En voici un échantillon instructif cueilli dans les cahiers des enfants : Dictée (sous forme de "Récit d'un enfant")

 

MON REVE

 

J'ai rêvé que toute la classe s'était révoltée contre le maire de Saint-Paul qui ne voulait pas nous donner les fournitures gratuites. M. Freinet était devant. Il dit à Monsieur le maire :

 

-- Si vous ne voulez pas nous payer les livres on vous tue.

 

-- Non!

 

-- Sautez-lui dessus, dit M. Freinet.

 

Je m'élance. Les autres ont eu peur. Monsieur le maire sort son couteau et m'en donne un coup sur la cuisse. De rage, je prends mon couteau et je le tue.

 

M. Freinet a été le maire et moi je suis allé à l'hôpital. A ma sortie on m'a donné mille francs.

 

(Dictée se trouvant dans les cahiers d'élèves)

 

Sans commentaires !

 

Ce texte avait effectivement été imprimé le 14 mars précédent dans Les Remparts, le journal de la classe. Sur le moment, il n'avait suscité aucune réaction. Par contre, quand ses adversaires ont voulu obtenir le départ de Freinet, ils ont épluché avec soin tout ce qui pouvait être retenu contre lui. L'occasion était trouvée.

 

D'après NPP (p. 172), ce matin-là, avant l'heure de rentrée, Freinet est allé trouver certains parents pour leur demander s'ils ont des reproches à lui faire sur son enseignement. Ensuite, Elise Freinet, en congé de maladie, prend le relais et va voir les autres dans la campagne. Le couple est rassuré par les réactions favorables des familles qui n'hésitent pas à exprimer leur soutien. Le dimanche suivant (4 décembre), alors que Freinet a invité les parents d'élèves à venir en classe voir le travail de leurs enfants, le maire se présente auparavant à l'école avec une quinzaine de manifestants, sans enfants ou qui les envoient dans des écoles privées (EP 3, p. 137). En repartant, ils dissuadent les familles qui arrivent en affirmant que la réunion est annulée.

 

Tout malaise étant dissipé avec les parents d'élèves, le calme semble revenu. C'est peut-être se rassurer un peu vite car, devant une telle situation, l'administration sanctionne souvent l'instituteur jugé responsable d'un conflit avec la municipalité au détriment de l'école. Pour qu'elle le couvre, il faudrait des raisons majeures, ce n'est apparemment pas le cas.

 

Une campagne de presse nationale

 

Le calme est de très courte durée. En effet, le samedi suivant (10 décembre), L'Action Française, hebdomadaire national, publie le texte des deux affiches de Saint-Paul, en ajoutant un autre texte d'enfants montrant comment Freinet les entra"ne à "raconter bassement une première communion" :

 

Dimanche 19 juin, a eu lieu la première communion à Saint-Paul : 19 garçons, 16 filles et 12 renouvelants. Monsieur le curé nous a donné une brioche à chacun. Nous partons à l'Eglise. Nous avons fait "la bombe". Castelli s'est saoélé. Des hommes étaient ivres aussi. Nous avons mangé à la maison de bons gäteaux et de bonnes galettes.

 

Les trois élèves présents

 

Détail amusant : l'un des auteurs de ce texte est le fils du garde-champêtre, amené par sa fonction à seconder le maire contre Freinet.

 

Le 22 décembre, Maurras revient longuement sur le sujet. D'abord pour rappeler que son journal fut le premier à dénoncer le scandale et que La Victoire  et Le Temps  n'ont fait que lui embo"ter le pas. Il épingle ensuite Nicolas Lerouge qui, dans La République, a pris la défense de Freinet contre "une conspiration qui pue la province embigotée ", sans même oser citer les textes incriminés.

 

Le 28, Maurras croise à nouveau le fer avec La République  puis avec l'Humanité  qui prétendent atténuer les responsabilités de l'instituteur de Saint-Paul.

 

Le 4 janvier, il revient sur l'affaire en prenant à partie le psychanalyste genevois Charles Baudouin qui, dans une lettre à Freinet (EP 4, p. 201), avait éclairé le sens purement symbolique du meurtre dans les rêves exprimés par les enfants. Autre article le 29 du même mois.

 

On peut se demander pourquoi le leader de L'Action Française qui n'a probablement qu'un souverain mépris pour l'enseignement primaire, consacre tant de colonnes en première page pour polémiquer sur un incident de village, au sein même du long éditorial où il traite de politique étrangère ou nationale. Son mouvement royaliste, après avoir traversé une passe difficile du fait de sa condamnation par le Vatican, fin 26, et des succès de la droite classique, est en train de reprendre vigueur dans l'antiparlementarisme depuis la relative victoire des Radicaux en 32. Il trouve dans l'affaire de Saint-Paul une belle occasion de mettre en difficulté un gouvernement dont il conna"t la fragilité (on ne comptera pas moins de 10 cabinets successifs en quatre ans) et de mettre en vedette son rôle de défenseur des valeurs traditionnelles.

 

Pour ne pas rester en retrait, la presse de droite plus classique s'engouffre à sa suite : Le Temps, La Victoire, Le Matin, L'Echo de Paris, La Croix, L'Illustration  et, en province, tous les journaux réactionnaires ou cléricaux dont L'Eclaireur de Nice, Le Journal du Midi, sans oublier les feuilles extrémistes rivales : Solidarité Française, L'Action Patriotique, L'Ami du Peuple  et Le Franciste, organe ouvertement fasciste (le premier à choisir la francisque pour emblème) qui s'illustrera par la dénonciation publique d'enseignants de gauche.

 

A cette époque, dans l'Italie voisine, Mussolini a imposé son pouvoir absolu et l'Allemagne est en train de passer sous la coupe du parti nazi. Certains souhaiteraient en France un régime de ce type. D'autres gens de droite prétendent hypocritement que c'est en interdisant toute initiative de fonctionnaires douteux qu'on se prémunira contre les tentations extrémistes.

 

Le fait que Maurras se porte à l'avant-garde du combat contre Freinet n'est sans doute pas pour ce dernier une catastrophe. L'incident resté au plan local lui était très défavorable, ne permettant qu'une faible mobilisation. Porté par l'extrême-droite au niveau national, comme l'une des "affaires" de l'année, il provoque certes la colère des notables radicaux qui n'avaient pas besoin de ce facteur supplémentaire de déséquilibre. Ces politiciens feront d'ailleurs lourdement payer à Freinet (en 35 et en 40) les interpellations que leur parti a dé subir à cause de lui en 32-33. Par contre, ce pilonnage de l'extrême-droite suscite à gauche une mobilisation pour la défense, à travers Freinet, de l'école publique et des fonctionnaires, en général. Sans Maurras, nul doute que Freinet aurait obtenu le soutien des militants de son mouvement et de certains sympathisants de l'éducation nouvelle, ce qui ne représente pas à l'époque une grande masse. A cause de Maurras, c'est toute la gauche qui sera amenée à faire front, même si certains n'apprécient que modérément les initiatives de ce curieux instituteur.

 

Très vite, L'Humanité, La République, L'Oeuvre, Le Populaire, L'Avant-Garde, Le Libertaire, Le Réveil ouvrier, La Wallonie  et localement Le petit Niçois  prennent parti en faveur de Freinet. C'est sans surprise que, le 18 janvier, on voit Marianne, l'hebdomadaire littéraire de gauche, dirigé par Emmanuel Berl, consacrer une page entière à l'instituteur de Saint-Paul  dans un reportage de Pierre Scize.

 

A mesure que se durcit la situation, se multiplieront les pétitions en faveur de Freinet. Sur l'initiative d'Henry Poulaille qui avait écrit des articles de soutien dans Monde  et Lectures du Soir, se constitue un comité de défense réunissant des intellectuels comme Cendrars, Gide, Chamson, Dabit, Malraux, Peisson, Vildrac. Dans La force de l'äge,  Simone de Beauvoir évoque le soutien qu'avec Sartre et d'autres, ils apportèrent à l'instituteur de Saint-Paul. De façon plus inattendue, Pierre Deffontaines, professeur de la faculté catholique de Lille, assure honnêtement Freinet de son soutien. Son télégramme ayant été capté et publié par l'extrême-droite, cet homme devra ensuite affronter les reproches de son milieu.

 

Une grève scolaire incertaine

 

Comme on peut s'en douter, le retentissement national de l'affaire est loin de calmer les esprits sur place. Le 12 décembre, l'inspecteur primaire s'est rendu à Saint-Paul. Freinet lui propose de visiter les familles pour vérifier qu'elles ne sont pas solidaires des attaques. L'inspecteur préfère "se tenir à leur disposition" à la mairie, ce qui, évidemment, coupe court à toute rencontre.

 

A partir du 15 décembre, le maire tente de déclencher une grève scolaire que la plupart des parents sont peu enclins à appliquer. Le 21 décembre, Freinet écrit au Préfet pour se plaindre des agissements du garde-champêtre qui, le lundi 19, s'est posté sur le chemin de l'école pour renvoyer les enfants chez eux. L'adjoint et un conseiller municipal sont passés extorquer à certaines familles des signatures contre l'instituteur. Pour les intimider, le maire a convoqué à la mairie des parents qui refusaient de s'associer à la grève. Plus tard, on saura que des propriétaires terriens ont fait pression sur leurs métayers, le maire sur des artisans exécutant des travaux pour la commune. Il faut préciser que certains "grévistes", dont le fils du garde-champêtre, fréquentaient déjà très irrégulièrement l'école auparavant. Malgré toutes les manoeuvres de la municipalité, la moitié des élèves continueront à venir fidèlement en classe. Cette constance, dans un tel climat, marque un relatif succès pour Freinet. Elle révèle surtout, chez les parents concernés, un courage qui force le respect.

 

Réactions administratives

 

L'éclatement national de l'affaire a eu un premier effet : l'inspecteur d'académie retourne (à sa demande, dit-on) à son poste précédent, Oran. Les Freinet s'empressent d'y voir une victoire ; un peu trop vite, semble-t-il. Vraisemblablement, il a été reproché à l'administrateur d'avoir laissé se développer une situation préjudiciable à l'enseignement public. On en a la preuve quand, répondant plus tard à une interpellation, le ministre déclare : "M. Freinet, loué, exalté par un certain nombre de pédagogues étrangers, félicité, encouragé par -- on peut bien le dire -- des publicistes éminents, grisé, enivré par quelques lignes de louanges parues aux colonnes du journal Le Temps, a fait dans cette école, non pas du communisme, mais du freudisme. On l'a ignoré ; plus exactement, ses chefs ne l'ont pas su, tandis que le savaient d'autres, en France et hors de France, qui le félicitaient pour ces mêmes faits. (...) La curiosité de ses chefs s'arrêtait aux frontières de cette commune qui apparaissait, dans la littérature pédagogique, comme une véritable capitale de la nouveauté et de l'audace. Enfin, il n'a pas été inspecté, ce qui, messieurs, enlevait, si je puis dire, une grosse part de responsabilité à ce ma"tre." Il s'agit davantage d'un réquisitoire contre le laxisme de l'inspecteur d'académie (le ministre précise d'ailleurs qu'il a maintenant quitté Nice) que d'un plaidoyer en faveur de Freinet.

 

Le 22 janvier, se réunit le conseil municipal. Dès le début, le maire a donné le ton : Je n'ai pas d'enfants, mais si j'en avais, je ne les enverrais pas à M.Freinet pour en faire des voleurs ou des assassins.  Les attendus de la déclaration municipale débordent largement la pédagogie pratiquée par l'instituteur : Considérant que cet instituteur dirige une coopérative dite "l'Imprimerie à l'Ecole", qu'il y imprime avec l'aide des élèves et de jeunes filles des quantités de feuilles, d'opuscules, etc. expédiés journellement par ballots dans toute l'Europe et même en Russie Soviétique et qu'en conséquence il fait un métier qui l'absorbe non seulement pendant les heures de repos mais encore pendant les heures de classe, au détriment de l'instruction des élèves qui est de ce fait reléguée à l'arrière-plan ; Considérant que cet instituteur collabore à un journal "L'Internationale de l'Enseignement" où il dit qu'il poursuit à l'école une propagande révolutionnaire, chose qui ne tend rien moins qu'à fausser l'esprit de la jeunesse et à saper les bases mêmes de l'Etat et de la société qui le payent. Après avoir laissé entendre que la municipalité serait "impuissante à conjurer le risque de création d'une institution libre ", elle demande au ministre le remplacement de l'instituteur, devenu "indésirable pour la population ". Freinet décide d'attaquer le maire en diffamation.

 

Le 28 janvier, est convoqué le Conseil Départemental de l'enseignement primaire. Freinet certifie que le directeur de l'Ecole Normale, venu enquêter à Saint-Paul, lui avait déclaré que l'affaire reposait sur des peccadilles. Son rapport aboutit néanmoins à ces attendus : Considérant que M. Freinet a accueilli, laissé écrire et imprimer des textes de rédactions libres qu'il aurait dé écarter pour les soustraire à l'attention des élèves ; constatant en outre que, par la publicité qui leur a été donnée, ces textes ont provoqué une émotion préjudiciable à l'école ... le conseil prononce la censure, simple admonestation mais qui fragilise encore la position locale de l'instituteur. Ses adversaires s'emparent aussitôt du fait pour exiger son départ immédiat.

 

En février, l'inspecteur primaire compense l'absence de véritables inspections depuis 1928 (il n'avait effectué que des visites rapides, parfois après l'heure de sortie des élèves) par une présence de quatre journées (les 11, 13, 14 et 24 février) au cours desquelles il épluche le travail de plusieurs années. Alors qu'il a refusé précédemment d'aller rencontrer les parents favorables, il va maintenant rendre visite à ceux que le maire a fait pencher pour la grève. Freinet publie (EP 6, p.302) l'intégralité du rapport et ses propres remarques. C'est faire beaucoup d'honneur à ce recueil de mesquineries, destinées à montrer que l'instituteur n'en serait pas là s'il pratiquait la bonne vieille pédagogie conventionnelle. On va jusqu'à trouver "passable" l'état du local, à faire des remarques sur le chauffage et l'hygiène, en feignant d'ignorer le refus de la mairie d'approvisionner l'école en bois et en eau.

 

Seul intérêt de l'enquête, que Freinet qualifie de policière, le rappel des textes qu'on lui reproche d'avoir laissé imprimer : celui du rêve meurtrier, de la communion et celui-ci, du 9 décembre 31, sur un autre rêve (coïncidence comique, l'auteur est encore le fils du garde-champêtre). Hier soir, j'ai rêvé qu'il nous fallait aller à la guerre. Nous étions toute une bande. Mathieu disait : "Il nous faut aller à la guerre."  -- Moi je n'y vais pas. -- Oui, mais les gendarmes t'attraperont. --Je ne me laisserai pas faire. Mais il fallait y aller. Moi j'étais caché dans la terre. Tous les autres sont partis.  Comme il le pratique habituellement, Freinet laisse discuter les enfants sur le sujet et le texte est complété par quelques lignes intitulées Notre enquête : Nous ne voudrions plus partir pour une guerre. 4 élèves cependant partiraient. Nous nous demandons s'ils ont bien leur bon sens : Alphonse, Baptistin et Eugène qui ont leur père mutilé et Robert.  Un instituteur, lui-même mutilé, avait-il le droit de laisser imprimer de telles horreurs?

 

Ajoutons que le 10 mars, un enfant écrit qu'il a rêvé qu'il était cow-boy. Une partie de la classe décide qu'il vaut mieux ne pas publier ce texte "en raison de l'état de grève à Saint-Paul". Notre enquête : André dit "Et si cela tombe entre les mains de la gendarmerie, on dira que nous voulons tuer tout le monde, ce qui n'est pas vrai".

 

La principale crainte de Freinet, exprimée en mars dans une circulaire aux militants, est le déplacement d'office qui mettrait en question le fonctionnement de la CEL (locaux pour entreposer le matériel, personnel employé localement, proximité d'une gare pour l'expédition des colis).

 

Les ennemis de Freinet lèvent le masque

 

Le tribunal correctionnel a rejeté la plainte en diffamation de Freinet contre le maire et l'imprimeur des affiches. Bizarrement, certains échos évoquent pour cela les Assises. Les amis du maire publient le communiqué suivant : Les habitants de St-Paul, écoeurés des attaques dont a été l'objet M. Demargne, maire de la commune, se réjouissent du jugement du Tribunal correctionnel de Grasse. Ils sont unanimes pour adresser au Maire leurs félicitations pour son courage civique, son dévouement constant à la commune et s'unissent pour l'assurer qu'ils sont à ses côtés dans la besogne d'épuration nationale qu'il a entreprise  (souligné par C. Freinet). Ils sont unanimes pour remercier les avocats (...), tous les bons Français patriotes : "Croix de Feu", "Action Française", "Jeunesses Patriotes" ainsi que les journaux L'Eclaireur de Nice, L'Action Française, etc.

 

Le syndicat de l'Enseignement des Alpes-Maritimes riposte dans un communiqué : A Saint-Paul, une minuscule coterie à la tra"ne du maire, continue ses provocations, profère toutes sortes de menace et se prépare à créer des incidents irréparables. Le Préfet est au courant certainement. Nous l'en prévenons en tout cas. Si notre camarade Freinet, dont le calme et l'attitude sont exemplaires, était l'objet de sévices, nous en rendrions responsable le préfet des Alpes-Maritimes. L'affaire de Saint-Paul se lie à toutes les tentatives de fascisme dont le corps enseignant et les organisations d'avant-garde sont l'objet. Il importe de ne pas mépriser de telles tentatives. Si les menaces fascistes sont encore en France sur le plan des menaces verbales, en Allemagne, elles en sont à la destruction physique, par le revolver, le poignard ou la matraque, de tous ceux qui luttent pour l'amélioration du sort des travailleurs.

 

Les gages donnés par l'administration aux adversaires de Freinet (censure, rencontre avec des parents grévistes), loin de les calmer, n'ont fait qu'exacerber leur hargne. Puisqu'on le reconna"t "coupable", pourquoi l'instituteur continuerait-il d'enseigner au village? L'ambiguïté se trouve au niveau des griefs. Au pire, l'administration reproche à Freinet quelques imprudences pédagogiques. Ses ennemis l'accusent de "bolcheviser" les enfants (lui qui est le plus farouche adversaire de tout endoctrinement) et, plus globalement, d'être un individu dangereux, passant ses soirées à écrire on ne sait quoi, payant les employées de sa coopérative au-dessus du tarif habituel pour expédier un peu partout des brochures qui ne peuvent être que séditieuses.

 

Au cours du second trimestre, aucune pression n'a pu imposer la grève scolaire à une majorité d'élèves. Hormis les éternels absentéistes, les familles grévistes trouvent elles-mêmes que la situation a assez duré. D'où la volonté des partisans du maire de brusquer les choses et d'obtenir, s'il le faut par la force, le départ de Freinet.

 

 

La journée où tout bascule

La journée où tout bascule Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:35

La journée où tout bascule

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  C'est au su de tout le monde que se prépare une action violente. Les ministères et la Préfecture sont tellement conscients de la montée de la tension que les télégrammes échangés sur l'affaire entre Paris, Nice et Vence sont partiellement codés : seuls les mots anodins sont transmis en clair, les autres doivent être décodés par des spécialistes, comme pendant les opérations militaires. Cela donne la mesure du climat sur place. Chacun sait à Saint-Paul que la rentrée des vacances de P‰ques, le lundi 24 avril 1933, sera une journée décisive.

Deux récits donnent le détail de cette folle journée : les souvenirs personnels d'Elise Freinet (NPP, pp. 189 à 194) et un texte du Syndicat de l'Enseignement, appuyé sur les témoignages des acteurs du drame, publié dans L'Educateur Prolétarien (n°7, pp. 359 à 367) et diffusé par ailleurs en brochure.

 

Un dispositif de protection des enfants

Les partisans de Freinet l'ont prévenu de ce qui se trame : on cherchera par la violence à empêcher la rentrée des classes. Dès le vendredi précédent, Freinet a alerté la Préfecture des menaces qui pèsent sur son école. L'Action Patriotique  a écrit à son sujet : Il faut prendre la bête puante à la gorge et l'étouffer ou la forcer à s'enfuir. Le dimanche soir, un conseiller municipal, en désaccord avec ses collègues devant une telle atmosphère de violence, vient dévoiler le plan de la municipalité : une manifestation a l'intention de saccager les locaux, mettant l'instituteur dans l'impossibilité matérielle de faire la classe.

Le lendemain, dès 7 h 30, les parents favorables à Freinet sont sur place. Des opposants aussi, mais à distance, attendant l'arrivée du maire. Conscient du danger, un père a apporté son revolver et le confie à Freinet pour le cas où les menaces deviendraient trop graves. Plus tard, certains militants, connaissant le pacifisme de Freinet, estimeront qu'Elise a dé exagérer la dramatisation. Pourtant tous les témoignages confirment ce qu'elle dit de ce revolver (NPP p.189 et 191). Les enfants non grévistes effectuent leur rentrée à 8 h, sous la garde de leurs parents. La grille est refermée à clef par Freinet qui reste seul dans sa classe avec ses élèves.

 

Plusieurs vagues d'assaut contre l'école

Le maire arrive enfin et la manifestation vociférante se déchaîne : "A Moscou ! communiste ! bandit ! salaud ! sortez-le !  "  On secoue la grille d'entrée. De la fenêtre de son logement au premier étage, Elise Freinet, impassible, domine la horde déchaînée. Quelques excités s'attaquent à une petite fenêtre donnant sur la rue. C'est alors que Freinet, sortant dans la cour, crie : "J'ai là sous ma garde quatorze enfants. Je les défendrai coûte que coûte. Et si quelqu'un pénètre dans les locaux, voilà ! " et il sort le revolver. Par prudence, il met les enfants à l'abri dans sa cuisine, inaccessible de la rue.

A 8 h 15, arrivent enfin sur place deux gendarmes, envoyés par ordre de la Préfecture. Sans doute parce que l'adjoint au maire est un ancien gendarme, ils pratiquent la non-intervention. Une altercation violente se produit entre une manifestante particulièrement énervée et une mère venue protéger son enfant présent dans l'école : on lui a reproché de se trouver là, "n'étant même pas Française".

A l'heure de la récréation, les écoliers sortent dans la cour sous la conduite de leur instituteur. Les hurlements redoublent. Une collaboratrice de Decroly, en visite dans la région, était venue à l'improviste témoigner sa sympathie à Freinet. On se doute de l'accueil qu'elle reçoit : le maire lui interdit l'accès à l'école. Des artistes et des intellectuels séjournant à Saint-Paul apprennent le scandale, s'indignent, viennent sur place, alertent l'Académie, la Préfecture, les syndicats enseignants et ouvriers.

A 11 h, les élèves sortent pour aller manger chez eux. Vers midi, le commissaire de police de Cannes est sur place et interroge Freinet. A 13 h, rentrée de l'après-midi ; les quatorze élèves sont présents. Cette constance suffit à confirmer le courage et la détermination des partisans de Freinet. Les manifestants reviennent plus excités que jamais, largement avinés pendant l'interclasse (selon NPP, le curé en est responsable : il aurait ouvert sa cave ; le syndicat parle des cafés du village. Les deux sources peuvent fort bien avoir conflué). Des commissaires spéciaux, venus de Nice, sont maintenant sur les lieux.

 

Négociation d'une trève

L'inspecteur d'Académie, arrivé enfin à Saint-Paul, parvient avec peine à se frayer un passage jusqu'à l'entrée de l'école. Alors commence une longue négociation avec Freinet. Peut-être la crainte d'un incident grave ferait-elle accepter par l'administration un changement de poste favorable au couple, mais Freinet se méfie (avec raison, semble-t-il) et veut protéger l'avenir de son mouvement. Il n'accepte qu'un congé de maladie de trois mois. On peut enfin annoncer aux manifestants que, le lendemain, un autre instituteur accueillera les enfants.

Par la suite, le nombre d'élèves présents ne dépassera pas 21 sur 28 inscrits, soit 7 de plus seulement que pendant les semaines de grève, certains parents ayant profité du conflit pour mettre leurs enfants au travail. Cela donne la mesure réelle de l'opposition à l'instituteur, même en excluant les pressions de la municipalité sur certains parents.

Pour résumer cette journée du 24 avril 33, les syndicalistes écrivent : C'est le fascisme!   On ne peut en effet qualifier autrement un tel assaut contre l'école par des gens qui, dans leur majorité, n'y ont jamais eu d'enfants. Pendant la nuit suivante, tous les militants sont alertés par circulaire afin de renforcer la mobilisation. Freinet insiste dans une autre circulaire, le 9 mai, sur la nécessité d'empêcher le déplacement d'office. Mais peut-il encore espérer revenir dans sa classe de Saint-Paul ?

 

Des manifestations de soutien

Le 9 juin, L'Humanité  rend compte d'une réunion tenue la veille, rue Cadet à Paris. Sous la présidence du professeur Henri Wallon et après une présentation de Paul Vaillant-Couturier, Freinet fait une conférence sur la pédagogie qu'il pratique. Il reçoit le soutien de délégations d'étudiants et de certains universitaires. Après un entr'acte de chants et danses des patronages de Villejuif et Bagnolet (férocement critiqués dans Les Humbles  par Wullens pour leur style de music-hall), Wallon fait l'éloge de la pédagogie soviétique. L'article est accompagné d'une photo du préfet Benedetti de Nice, on se doute que ce n'est pas pour le glorifier.

Le 15, Freinet est à Perpignan et prévoit de semblables manifestations à Lyon, Lille, Tours. Dans le même temps, il reçoit aussi parfois des cartes anonymes d'insultes, comme celle-ci adressée sans enveloppe de Blois, le 26 mai, à Monsieur Freinet, instituteur communiste en congé disciplinaire : Freinet, il n'y a donc pas dans ton patelin un père de famille ayant des couilles au cul et un bon Browning dans son tiroir ?  Le terme de fascisme est-il exagéré ? Peut-être le retentissement national de l'affaire de Saint-Paul aura-t-il préparé certains esprits à réagir plus rapidement quand une nouvelle menace s'exprimera avec une tout autre ampleur le 6 février 34.

 

 

Le déplacement d'office

Le déplacement d'office Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:36

 

Le déplacement d'office

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  Le 21 juin, prenant prétexte de sa participation à la manifestation de Paris, le préfet annonce à Freinet qu'il est déplacé d'office à Bar-sur-Loup (poste probablement choisi parce que le maire de cette commune s'était porté témoin pour la défense de son ancien instituteur). Ainsi parlait le ministre

Une délégation, dirigée par Gabriel Péri, obtient une audience du ministre Anatole de Monzie. Wullens en publie plus tard le compte rendu dans sa revue Les Humbles , sous le titre Ce sacré Anatole.  Dès que les visiteurs prononcent le nom de Freinet, l'interpellé saute sur son siège, lève les bras au ciel et hurle : - Ah! non, vous n'allez pas encore m'emmerder avec cette couillonnade-là!... Une couillonnade, oui, une pure couillonnade : je le répète et je le prouve. Ça n'a même pas le mérite de la nouveauté, cette méthode : ça se trouve déjà  dans les oeuvres du Père Rollin. Relisez-les, vous y trouverez l'imprimerie à l'école.  Et comme ses interlocuteurs se montrent sceptiques sur une utilisation réelle à l'époque et demandent des précisions, il leur conseille de lire les oeuvres du Père Rollin.

Personnellement, j'ai voulu en savoir plus sur ce prétendu antécédent historique. En fait, ce que conseille le célèbre ecclésiastique du XVIIIe s. dans son Traité des études (I,I,¤2), c'est le bureau typographique de l'abbé Dumas. Malgré la dénomination, il ne s'agit nullement d'une imprimerie mais d'un simple jeu de lettres mobiles sur carton, avec lequel les élèves étaient invités à reproduire les textes proposés par l'inventeur dans son livre La Bibliothèque des enfans (1733). Ferdinand Buisson en parle dans son Dictionnaire de Pédagogie (pp. 299 et 1530) et précise que, pour habituer les enfants à lire toutes les syllabes et tous les mots possibles, Dumas introduisait les plus burlesques assemblages de lettres, comme on en trouve dans les Voyages de Gulliver (par exemple, Glubbdubdrib, Luggnag, Struldbrugs, etc.). J.J. Rousseau jugeait un tel artifice inutile pour l'apprentissage de la lecture (L'Emile, Livre second, XXVIII). Cet outil pédagogique est donc aux antipodes de l'utilisation par Freinet de l'imprimerie. Mais la position de ministre semble autoriser à dire n'importe quoi.

Malgré la promesse ministérielle faite à la délégation de traiter "humainement" le cas du couple Freinet, les choses en restent là. Le déplacement d'office continue de s'imposer.

 

Est-ce la capitulation ?

 Par delà son refus de céder à la réaction et l'appel qu'il renouvelle aux militants pour qu'on le soutienne massivement au Parlement et dans les départements (de nombreux télégrammes et pétitions de soutien sont effectivement envoyés à l'administration), Freinet est finalement contraint de s'incliner.

D'après NPP (p. 200), Freinet prend, le 28 juillet, le car pour Bar-sur-Loup où il est accueilli chaleureusement. Le texte conclut : "Freinet ne pouvait retourner à Bar-sur-Loup, car c'était accepter la rétrogradation pour incapacité de service. C'était aussi l'avis de tous les camarades. Lallemand lança l'idée d'une école nouvelle à St-Paul et qui serait l'école expérimentale de la CEL. Déjà l'Ecole Freinet était conçue.

Voici ce qu'en dit Freinet lui-même : "Je suis effectivement nommé à Bar-sur-Loup où j'ai fait classe un jour, le 29 juillet (mes anciens élèves, aujourd'hui dans la grande classe, ont spontanément cherché au fond des placards notre vieux matériel d'imprimerie, reclassé les caractères et travaillé tout le jour à 4 ou 5, pour imprimer un texte que chaque élève emportait le soir. Triomphe normal et spontané de l'Imprimerie à l'Ecole!)" (EP 1, oct.33, p.11). Il ajoute un peu plus tard : "Nommé régulièrement à Bar-sur-Loup, je suis allé faire classe le 29 juillet, afin de me faire installer officiellement. Mais je n'avais nullement l'intention de m'y rendre en octobre parce que notre vie familiale et coopérative aurait été impossible."  (EP 2, nov.33, p.63). Et il insiste sur les raisons climatiques qui l'avaient amené à quitter ce village en 1928.

Les choses sont claires, Freinet ne s'est pas rendu à son ancien poste pour étudier un retour éventuel. Ayant reçu un ordre impératif, il a fait procéder à son installation administrative, le dernier jour ouvrable de l'année scolaire, afin de ne pas se trouver en abandon de poste, ce qui aurait pu motiver sa révocation pure et simple. Il est donc juridiquement à couvert pendant la durée des vacances d'été et apparemment décidé à demander ensuite un autre congé que son état de mutilé de guerre pourra difficilement lui faire refuser.

 

 

Le projet d'une école nouvelle

Le projet d'une école nouvelle Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:37

 

Le projet d'une école nouvelle

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  A la recherche d'une chronologie exacte

Selon NPP (p. 220) : Au cours de cette année 33-34, nous cherchions inlassablement un local convenable pour installer notre école nouvelle. Quand nous nous promenions le dimanche, nous disions parfois avec une sorte d'espoir : - Tiens! voilà ce qui serait bien pour l'école (...) C'est à Vence sur un coteau solitaire que nous découvrîmes l'objet de nos bien modestes rêves : une maisonnette grossièrement construite à la chaux et entourée de fourrés et de bois. Partout l'espace libre de la vaste nature, et, tout près, des voisins espagnols, las de l'usine, revenus en pleine brousse s'atteler au défonçage des terres incultes, à la plantation de la vigne et des arbres fruitiers. Ma mère, mes frères, réunirent leurs économies pour acheter le terrain et la maison.

Un détail m'a toujours troublé dans cette chronologie. En mai 1933, avait été annoncée la sortie du livre de Ferrière, Cultiver l'énergie, publié à St-Paul par les éditions de l'Imprimerie à l'Ecole. Or, pour illustrer le chapitre consacré à la santé des enfants, une photo hors-texte de la p. 96 ne peut que frapper ceux qui connaissent bien l'école Freinet. Sur le bord d'un bassin, trois enfants dont une fillette blonde qui ressemble beaucoup à Baloulette, la fille de Freinet ; à l'arrière plan, on reconnaît la colline du Pioulier et, au loin, la silhouette caractéristique du Baou de St-Jeannet. Aucun doute n'est possible, cette photo a été prise sur le terrain de l'actuelle école Freinet. Elle servira d'ailleurs en 1935 dans le prospectus annonçant l'ouverture de l'école.

Pour établir une chronologie certaine, seule peut trancher la consultation du cadastre et de la conservation des hypothèques qui précisent la date de l'achat :

" Acte sous seings privés, fait à Vence, quartier du Pioulier, le premier Mars mil neuf cent trente trois, enregistré à Vence le onze Mars mil neuf cent trente trois, folio 187 N°1506, aux termes duquel Monsieur Torregrosa Antonio CANDELA * et Madame GANDIA Torres Nieves, son épouse, ont vendu à Monsieur Célestin FREINET, -1) une parcelle de terre inculte sise à Vence, au quartier du Pioulier, portée au cadastre section E n° 500,  -2) une parcelle de terre complantée en bois, sise même territoire et quartier, et paraissant cadastrée section E n° 908,  moyennant le prix total de QUATRE MILLE FRANCS payé comptant."

* Cet Espagnol, né à Aspe-Alicante le 9-8-1888, devait décéder peu de temps après être rentré dans son pays, le 15-8-1933.

La vente est enregistrée par la suite aux Hypothèques de Grasse le 24 novembre 1934, sous le couvert de Me Brun, notaire à Bar-sur-Loup.

Les premières parcelles du terrain du Pioulier (qui furent complétées par des achats ultérieurs) étaient donc achetées huit semaines avant les incidents du 24 avril 33 qui provoquèrent le départ de Freinet. Rien ne prouve que ce dernier avait déjà décidé d'y fonder une école, mais l'état de fortune du couple écarte l'hypothèse d'un placement ou d'un projet de résidence secondaire. Nous savons maintenant que la mère dÕElise avait précédemment loué la maison du Pioulier pour sÕinstaller dans le Midi avec sa fille cadette malade.

Un fait semble certain : devant la violence des attaques de l'extrême-droite, Freinet savait sa situation à St-Paul gravement compromise et il se ménageait ainsi une porte de sortie, ne serait-ce que pour installer le siège de sa coopérative. Ce qu'il ignorait probablement, c'est que la police était très bien renseignée, sans doute par des indicateurs, sur toutes ses allées et venues. Un rapport confidentiel fait état de ses contacts au Pioulier "avec un Espagnol anarchiste, végétarien et nudiste ".

 

Un projet qui surprend bien des militants

Avant même la mise en application du déplacement d'office, Freinet a préparé son plan qu'il expose (EP 10, juillet 33, p.518) sous le titre : Une école nouvelle à Saint-Paul.

Après la reculade totale et définitive des pouvoirs publics et du Ministre, les buts de la réaction sont atteints : Freinet, chassé de Saint-Paul, trouvera partout, où qu'il aille, des ennemis décidés à protester contre ses innovations. Nous savons très bien que, dans des centaines d'écoles, les idées de Freinet sont maintenant connues et appliquées. Il ne s'agit pas là d'une pédagogie fixée et codifiée, mais bien plutôt d'un courant qui doit se continuer en s'amplifiant, en se précisant.

Un tel courant a besoin d'animateurs et de réalisateurs. Freinet ne peut s'éloigner de l'école. Si les écoles publiques lui sont pratiquement fermées, il nous appartient de permettre à son activité pédagogique de s'exercer tout de même, de la façon la plus utile à l'école et aux éducateurs. C'est dans ce but que la Coopérative de l'Enseignement Laïc a décidé l'ouverture d'une école nouvelle dans laquelle seraient mis en pratique les principes, les théories, les techniques du groupe dont Freinet est l'animateur.

Il faut noter que l'assemblée générale de la coopérative ne pouvait avoir déjà décidé puisqu'elle devait se tenir peu de temps après, le 2 aoét à Reims. On devine que cette initiative n'a pas fait d'emblée l'unanimité des militants puisque Freinet écrit dans le n° suivant (EP 1, oct. 33, p.6) : La nécessité où nous avions été de donner en juillet une h‰tive information concernant la création prochaine de cette école, ne nous avait pas permis de nous expliquer avec une suffisante clarté. Il en était résulté divers malentendus qui se sont fait jour - et ont été aplanis -  à notre congrès de Reims.

Certes, les arguments qu'il donne ne manquent pas de poids : tout sera fait pour l'empêcher de continuer son action dans les écoles publiques de son département. Il pense aussi à l'avenir de la coopérative, actuellement en expansion, pour laquelle la proximité d'une gare est très importante. Mais sans doute a-t-il brélé les étapes en annonçant dès juillet les détails de son projet d'école que voici :

Cette école nouvelle :

- Sera un internat à la campagne, dans un milieu non luxueux mais propre et sain.

- On y surveillera tout spécialement la nourriture et la santé des enfants. La vie en sera réglée selon les principes naturistes : eau, soleil, exercice, air pur, régime végéto-fruitarien *.

-  Ces enfants en bonne santé seront libres de se passionner pour les occupations qui répondent à leurs besoins vitaux. Habitués à s'exprimer, à créer, à réaliser, nous voudrions qu'ils deviennent, dans leur milieu, des personnalités puissantes et originales et nous nous y emploierons.

- Cette école sera, dans toute la mesure du possible, une école du travail, en liaison avec toute la vie ambiante. Les expériences qui y seront faites pourront ensuite être répétées avec profit dans les écoles publiques de notre groupe.

- Nous voudrions que cette école soit justement le laboratoire dans lequel se prépareront et se préciseront - avec le concours et sous le contrôle de tous nos adhérents - les réalisations nouvelles de l'école publique.

- Cette école sera mixte, pour enfants de 4 à 14 ans.

- Située dans un climat idéal, ensoleillée toute l'année, cette école sera un séjour profitable à tous points de vue. Elle ne sera cependant ni un préventorium ni une maison de cure. En conséquence ne seront acceptés que les enfants non atteints de maladies contagieuses.

Pour tous renseignements, s'adresser à Freinet, St-Paul (A.M.) .

Suit un appel de fonds signé par la coopérative et invitant à faire les envois au C.C.P. de Freinet (E.P. n° 10, juillet 33).

* Depuis l'édition du livre de Ferrière : Cultiver l'énergie, se référant à l'action de l'Institut de régénération, établissement naturiste dirigé à Nice par Basile Vrocho, le couple Freinet semble acquis aux principes d'hygiène naturiste qui donneront lieu à une série d'articles de Vrocho, puis d'Elise dans L'Educateur Prolétarien.

Ce texte prouve que le projet avait été méri et n'avait pas jailli le jour de la notification du déplacement d'office. Les militants, encore dans l'élan de la mobilisation, ne se placent pas instantanément dans la perspective de l'après-Saint-Paul et Freinet qui a toujours trois longueurs d'avance, doit argumenter sur plusieurs plans :

- Il ne cherche pas à quitter l'enseignement public, mais il faut bien constater qu'on ne le laissera pas y poursuivre son action.

- Il ne serait pas forcément le directeur ni le professeur de la future école.

- Cette école ne serait pas destinée aux enfants riches mais se voudrait une école ouvrière et paysanne, continuant de façon plus libre les expériences menées jusqu'alors. Ç Nous accepterons tous les enfants dont les parents, connaissant nos buts, approuvent nos efforts. Nous ne renierons rien de nos principes pédagogiques, mais nous disons d'avance que nous entendons rester en plein coeur du mouvement pédagogique, que notre école nouvelle sera  une école nouvelle prolétarienne ou elle ne sera pas. È (EP 1, oct. 33)

Que les malentendus aient été dissipés ou non par les discussions du congrès de Reims et leurs échos dans la revue d'octobre, on doit constater que Freinet ne reparle plus du projet d'école pendant 18 mois.

Dans le n° suivant (EP 2,nov. 33, p. 63), il évoque sa situation administrative. Il rappelle à nouveau les raisons qui l'empêchaient d'accepter le poste qu'on lui imposait à Bar-sur-Loup et ajoute : "Malgré mes diverses réclamations, l'administration n'a jamais voulu tenir compte du fait que j'étais gravement mutilé. J'ai donc invoqué la loi et je me suis fait mettre en congé de longue durée comme étant dans l'impossibilité, du fait de ma blessure, d'exercer dans le poste qui m'a été désigné... Je suis en congé payé pour six mois ; j'habite un logement privé à St-Paul où on peut donc continuer à m'écrire ou à me voir." Le caractère indiscutable de sa blessure de guerre contraint l'administration à accorder ce congé, tout en se doutant qu'il sera largement employé à des activités militantes.

 

Entre Saint-Paul et Vence (1933-1935)

Entre Saint-Paul et Vence (1933-1935) Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:41

 

Entre Saint-Paul et Vence (1933-1935)

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  La vie du mouvement continue. Certes, elle ne s'était jamais interrompue mais, pendant un an, l'effort essentiel visait à la survie. En octobre 33, Freinet, avec le réalisme qui le caractérise, ne s'enferme pas dans les rancÏurs et pense déjà à l'avenir immédiat. Son premier éditorial est intitulé : Après l'orage, à pied d'oeuvre encore! (EP 1, p.1). Non seulement il n'a rien perdu de son courage, mais le fait de disposer de temps, du fait de sa mise en congé, lui permet de se consacrer totalement à son mouvement. On ne tarde pas à en voir les effets. Combattre sur le terrain social

 

Face à un climat fascisant

En juin 33, le journal réactionnaire L'Ami du Peuple  incite à la création d'une Ligue de défense des pères de famille,  afin de faire reculer la horde des instituteurs insolents,  avec le mot d'ordre d'attendre à la sortie tout instituteur qui aura tenté d'empoisonner l'esprit de nos enfants (...) Saint-Paul-de-Vence a donné l'exemple. Il est d'intérêt public que cet exemple soit suivi. D'autres militants subissent des attaques rappelant, avec toutefois moins de violence, l'affaire de Saint-Paul : Boyau (Gironde), Bourguignon (Var), Roger (Nord) se trouvent successivement confrontés à des cabales. Bourguignon s'interroge alors sur la nécessité de procéder prudemment par étapes dans la modification des techniques, Freinet lui répond que les griefs pédagogiques ne sont que des prétextes (EP 5, déc.34, p.102). Cela semble évident lors du congrès espérantiste de Lesconil pendant l'été 34. La presse réactionnaire attaque les participants (80 enseignants venus de 31 départements) comme un ramassis de communistes. Sous les pressions, le préfet du Finistère a refusé l'utilisation des locaux scolaires proposés par le maire pour la fête publique de fin de congrès. Mais le propriétaire d'un hôtel a prêté son vaste établissement pour accueillir les 2000 visiteurs venus de tous les environs (EP 3, nov.34, p.61). De tels incidents rappellent que l'affaire de Saint-Paul n'était pas un phénomène isolé.

Après les émeutes du 6 février, Freinet publie le manifeste lancé par Paul Rivet, pour un comité de vigilance antifasciste (EP 7, avr.34, p.360). Son éditorial suivant affirme clairement : Les éducateurs prolétariens sont antifascistes. Il dénonce l'action rétrograde des gouvernements fascistes sur l'école et rappelle que les enseignants ne peuvent rester neutres et indifférents aux effets de la crise sur les écoliers de milieu populaire. Il lance une enquête "socio-pédagogique" sur les conditions de vie des enfants dans leur famille et à l'école (EP 8, mai 34, p.411). Dans le même état d'esprit, il publie les résultats d'une enquête syndicale du Nord sur les classes surchargées, avec 747 classes de plus de 50 élèves, dont 7 en comptent plus de 90 (EP 5, déc.34, p.101). Il reproduit plus tard des enquêtes sur les enfants sous-alimentés de Paris, avec 30 à 60% dans certains quartiers (EP 3, nov.34) et évoque les études sur la détérioration de la nutrition des enfants depuis 1931 à New-York, en Allemagne et en Pologne (EP 8, janv.35)

Le congrès de Montpellier, en aoét 34, appuie dans le sens de la mobilisation antifasciste. Il nous a donné mandat : - De donner notre adhésion morale aux divers* mouvements antifascistes, - De dénoncer les formes du fascisme et de l'accentuation de l'exploitation capitaliste, - D'inviter les animateurs des divers mouvements antifascistes à accorder à ces formes du fascisme scolaire une attention toute particulière, - De demander tout spécialement à tous les instituteurs, à tous les éducateurs qui prennent la parole dans une assemblée antifasciste, de ne point rester sur le terrain vague des généralités, mais de s'occuper tout spécialement du fascisme à l'école, en en dénonçant les hypocrites et dangereuses manifestations, - D'engager les parents ouvriers et paysans à constituer dès maintenant des associations de parents prolétariens, avec des buts élargis dans le sens que nous venons d'indiquer, de façon à lutter sur un terrain nouveau, pour la sauvegarde idéologique de la jeunesse, espoir et avenir de la victoire du prolétariat. (EP 2, oct.34, p.27)

* C'est Wullens qui a demandé et obtenu cette extension pour éviter de lier la CEL uniquement aux organismes proches du P.C.

On retrouve là les deux facettes indissociables de l'engagement de Freinet : le changement d'éducation serait un leurre s'il ne s'insérait pas dans une lutte sociale plus globale mais, inversement, il n'est pas de combat social cohérent s'il ne s'accompagne de la remise en cause de toutes les formes autoritaires d'éducation.

 

A la recherche de partenaires de combat

Malgré une présence affirmée de militants du mouvement dans toutes les manifestations pédagogiques ou syndicales (par exemple, pour le seul mois d'aoét 33 : congrès des Maternelles à Bordeaux, congrès international contre le fascisme à la Mutualité à Paris, congrès des groupes de Jeunes de l'enseignement, celui du Syndicat National des Instituteurs comme celui de la Fédération unitaire de l'Enseignement (après l'A.G. de la CEL), les relations sont loin d'être chaleureuses avec les autres groupes enseignants.

La Nouvelle Education , fondée par Cousinet et plutôt bien-pensante, s'est abstenue de réagir pendant l'affaire de Saint-Paul à cause de la liaison établie par M. Freinet entre son action politique, liaison qui, non seulement a compromis son travail personnel, mais risquait de compromettre tout le mouvement de l'éducation nouvelle (EP 3, déc.33, p.123). Cela ne surprend pas et n'empêche pas deux militants, Jeanne Lagier-Bruno et Marcel Rossat-Mignot, de participer au congrès de ce mouvement en mars 34 à Chambéry, quittes à faire un compte rendu légèrement critique. De même, Freinet annonce loyalement le cours international de pédagogie Montessori qui aura lieu à Nice, mais ne peut que critiquer ensuite la publication par Mme Montessori de deux livres religieux pour enfants.

Freinet a adressé une communcation écrite au congrès de la Ligue Internationale d'Education morale qui se tient à Varsovie. Non seulement son texte n'est ni lu, ni distribué, ni discuté mais la vice-présidente, Mme Latzarus, tranche nettement le problème de l'expression enfantine : Les enfants n'ayant pas d'idées sont réduits à l'invention, toujours pauvre et souvent burlesque. De plus, ils ne savent pas être sincères et le voudraient-ils qu'ils manqueraient de termes pour s'exprimer. Affaire classée (EP 2, oct.34, p.45). Du côté de la Ligue internationale pour l'Education Nouvelle, et sa revue Pour l'Ere Nouvelle, c'est tout de même moins décevant. Pourtant, Freinet à propos d'un article de Ferrière sur l'éducation, facteur de transformation sociale écrit : Notre rôle est de tirer sans cesse Ferrière hors de sa tour d'ivoire, de lui montrer la vie telle qu'elle est, les problèmes tels qu'ils se posent réellement, afin qu'il nous aide à oeuvrer, à même la vie, pour la déroute des exploiteurs d'idéal et pour l'avènement d'une société matérialiste qui exaltera un jour ce progrès et cet idéal. (EP 11, mars 35, p.262)

Mais tous ces gens sont seulement des bourgeois novateurs. La compréhension ne pourrait venir que des enseignants syndicalistes. Hélas! le Syndicat National refuse d'abonner Freinet à sa revue L'Ecole Libératrice  tout comme l'échange avec L'Educateur Prolétarien.  On lui refuse également le service de presse des ouvrages de SUDEL pour critique dans le bulletin. Freinet a beau montrer que la CEL ne se pose pas en concurrent, toute offre de collaboration est sans cesse ajournée.

Pour ce qui est de L'Ecole Emancipée,  c'est pire que de la non-communication. On dénigre la discothèque CEL tenue par Pagès. En octobre 34, controverse sur la rédaction libre, coupée de la correspondance et du journal, et l'on conclut (cité dans EP 3, nov.34, p.70) : Les enfants ont moins d'idées personnelles encore que nous.  Ce qui n'est pas peu dire. En mars suivant, c'est G. Bou‘t lui-même qui écrit : N'en déplaise à certains maîtres qui, d'ailleurs, affectent un libéralisme outrancier, les enfants ont besoin d'être soumis à une certaine contrainte, d'observer une certaine discipline : c'est la condition même du progrès (EP 12, avr.35, p.286). Certains militants finissent par être excédés de ces escarmouches continuelles. Déjà, on avait supprimé l'obligation d'appartenance syndicale précise, contenue à l'origine dans les statuts, afin de tenir compte du pluralisme des adhérents. Ces derniers remettent maintenant en cause le couplage statutaire de l'AG de la CEL avec le congrès de la Fédération Unitaire et proposent qu'à Angers, en aoét 35, on décide de tenir désormais les congrès de la CEL pendant les vacances de Pâques. Ce qui deviendra la règle de 1936 à 1978.

 

Regrouper les parents prolétariens

Puisque les enseignants, même de gauche, sont loin d'être convaincus de la nécessité d'une remise en cause politique de l'école, Freinet espère trouver appui chez les parents. En décembre 34, il publie un appel Pour une puissance organisation unique de Parents Prolétariens. Il prend le contre-pied des incitations réactionnaires en préconisant la création de Ligues de Parents Prolétariens, unis par des revendications sur les conditions de vie des enfants à l'école et autour de l'école. En voici le résumé : espaces de jeux, hiver comme été, lieux de réunion et bibliothèques, cantines gratuites, locaux scolaires spacieux, aérés et ensoleillés, classes non surchargées (mais aucun effectif n'est précisé), climat de calme au sein de l'école, discipline coopérative et refus des punitions, des châtiments corporels, de l'attitude despotique du maître, fin des devoirs à la maison, du gavage par coeur, éducation dans la vie et par la vie, contre le dogmatisme et le bourrage de crâne, éducation des enfants hors de l'école : recommandation des revues et journaux répondant aux buts éducatifs, théâtre et cinéma pour enfants, organisation de jeunes (EP 6, déc.34, p.121). L'appel est reproduit dans Le Populaire  du 10 janvier 35 et L'Humanité  du 18.

Freinet poursuit par un article : Pour intéresser les parents à nos techniques  (EP 7, janv.35, p.151), il signale l'accueil chaleureux que font à cette initiative d'associer les parents, Henri Barbusse et Mlle Flayol, secrétaire du Groupe Français d'Education Nouvelle  (EP 8, p.172). Il précise qu'il ne s'agit pas de concurrencer les patronages laïques ni les associations gravitant déjà autour de l'école ou plus largement de l'enfance populaire, tous ces efforts peuvent se fédérer. Mais ce serait à son avis une erreur que de s'en tenir aux seules revendications matérielles, il faut faire comprendre aux parents la portée libératrice de notre éducation nouvelle prolétarienne (EP 9, p.196).

Freinet décide d'adresser trois Discours à des parents sur la pédagogie nouvelle prolétarienne. Dans le premier, il se livre à la critique de l'enseignement "scolastique" et, au vu des récents examens de conscrits, dénonce la faillite de la soi-disant mission instructive de l'école (...) Que reste-t-il de tout l'effort scolaire pour l'immense masse des enfants ? à peu près rien si ce n'est une technique rudimentaire de la lecture, de l'écriture et du calcul.  Il insiste ensuite sur l'isolement anormal de l'école. L'école n'est qu'un accident dans la vie de l'homme. L'enfant va à l'église jusqu'à la première communion, à l'école jusqu'à son certificat d'études, puis la vie commence. Peut-on appeler cela de l'éducation ? L'école ainsi comprise peut-elle avoir sur la destinée de l'homme une influence décisive ? Ne devrait-elle pas être un rouage spécial de la vie, participer à cette vie, s'y mêler intimement, apporter ses leçons et ses enseignements dans le milieu naturel ? (...) C'est parce qu'on ne veut pas vous libérer, qu'on veut au contraire vous asservir chaque jour davantage, qu'on endoctrine vos enfants au lieu de les préparer à la vie ; qu'on les parque entre quatre murs, loin des bruits de la rue, loin des spectacles édifiants du travail, de l'effort et de la lutte qui pourraient dangereusement leur ouvrir les yeux. (...) Vos enfants aujourd'hui sont déformés, dégoétés de la vie et de l'effort, sans enthousiasme et sans élan. (...) Nous allons plus loin encore. Nous disons que c'est surtout au cours de l'adolescence et dans l'âge mér que l'individu s'instruit, se forme, se développe. Il suffit de lui en donner la possibilité. (...) Notre rôle, notre but, éducateurs d'avant-garde, c'est de réduire au minimum, à l'école, la malfaisance capitaliste, de ménager en l'enfant ouvrier et paysan cet élan vital sur lequel nous fondons tous nos espoirs. (EP 10, fév.35, p.217)

Le second discours développe les conditions de vie des enfants et refuse de dissocier les revendications scolaires et sociales : Chacune de vos victoires sociales, syndicales ou politiques est une victoire pour l'école ; chacune de vos défaites est une accentuation des difficultés de libération scolaire.  Il montre ensuite la nécessité de remplacer la pédagogie autoritaire, ses devoirs du soir, ses punitions, par l'expression libre qui renforce la pensée de l'enfant : Nos enfants suivent hardiment la ligne de leurs intérêts dominants, leur ligne de vie. Or, la vie est conquête et ascension, enrichissement et harmonie. (EP 11, mars 35, p.241)

Dans le dernier discours, tout en faisant allusion à un certain collectivisme du matériel nouveau utilisé par les enfants, ce qui n'est pas innocent, il insiste sur l'esprit coopératif qui doit régner dans l'école : Ce n'est plus l'instituteur qui règle la vie et le travail ; ce sont les enfants eux-mêmes. Ils se constituent en coopérative dont ils assurent tous les services et qui régissent effectivement toute la vie de l'école. Freinet termine en rassurant sur les résultats obtenus aux examens dans les classes renouvelées, malgré l'absence de bourrage. (EP 12, avr.35, p.265)

 

Le Front de l'Enfance

En novembre 35 (EP 4, p.73), sous le titre Charte constitutive du Front Populaire de l'Enfance, Freinet pose à nouveau, sous un autre angle, ce problème du rassemblement autour de l'éducation : Le Front Populaire a, depuis quelques mois, heureusement réagi contre les prétentions du fascisme naissant. Dans toutes ses revendications cependant, l'Enfance et la Jeunesse n'occupent point la place de premier plan qui devrait leur être réservée. Dénonçant l'oeuvre d'asservissement et d'obscurantisme d'un certain type d'éducation, des organisations bourgeoises d'encadrement (patronages et boys-scouts), de la presse commerciale pour enfants, il rappelle que l'école laïque française est un premier pas, et important dans le sens de la libération. (...)Mais ces conquêtes doivent être développées, à la lumière surtout des récentes découvertes psychologiques et pédagogiques. Il faut que l'école libère l'enfant, non pas en paroles, mais dans la réalité de la vie, pratiquement, effectivement :  -  en lui apprenant à travailler avec joie et à exercer sans cesse ses immenses capacités créatrices; - en lui enseignant à oeuvrer au sein d'une communauté pour le plus grand bien de cette communauté; - en substituant à la  discipline passive et autoritaire une auto-discipline basée sur les nécessités du travail coopératif et sur les besoins de libération des individus; - en liant davantage les destinées de l'école populaire aux destinées de la grande masse du peuple, en plaçant toujours davantage l'école dans la vie, en relations directes avec le travail, les souffrances, les espoirs et les rêves des travailleurs; - en faisant connaître parmi les parents et le personnel enseignants les techniques éprouvées qui permettent pratiquement la marche vers la libération de l'enfant par l'influence de l'école. Cette défense sur le terrain d'une large conception nouvelle de la pédagogie et de la vie de l'enfant doit être la deuxième des tâches essentielles du Front Populaire de l'Enfance.  (...) Nous plaçons la lutte revendicative des parents pour l'amélioration dans tous les domaines de leur standart de vie comme une des conditions de l'amélioration foncière de l'école.

Le texte dénonce ensuite les écoles taudis, les effectifs scandaleux qui font de l'instituteur un garde-chiourme. La lutte pour les réouvertures de classes, pour la nomination d'instituteurs, pour leurs conditions de vie est une autre tâche du Front Populaire de l'Enfance, tout comme la défense de l'action des enseignants toutes les fois que, ouvertement ou non, le fascisme et le cléricalisme la menacent.  Le souvenir de St-Paul reste présent. 

Le Front préconisera enfin le regroupement de toutes les organisations post-scolaires progressistes et la multiplication de patronages, salles de réunion, fêtes, séances de cinéma et appuiera ensuite de toute son autorité l'organisation des enfants dans des groupes de pionniers qui, selon des techniques mieux adaptées aux besoins actuels, seront la meilleure des préparations aux luttes dont la société nouvelle sera l'aboutissement.  Condamnant les journaux cléricaux ou commerciaux pour enfants, il recommandera les quelques journaux d'enfants qui, hors de toute considération commerciale, visent à l'éducation véritable et à la formation des enfants. Il soutiendra tout spécialement les journaux qui répondent le mieux à ces buts, en attendant de créer, ou du moins de patronner, un véritable journal populaire pour enfants. 

Freinet lance un grand appel aux militants de son mouvement pour qu'ils diffusent ce texte aux parents, aux militants de municipalités prolétariennes, dans les bulletins syndicaux locaux.

Quelques mois plus tard (EP 10, fév.36, p.197), il se montre déçu. Seul parmi les personnalités, Romain Rolland a répondu avec enthousiasme. En vain, nous nous sommes adressés aux Partis politiques. Les journaux ont brièvement commenté notre charte. Le "Populaire" en a donné un bon résumé; grâce à l'intervention personnelle du Directeur de "L'Humanité", ce journal a accueilli un premier article sur le front de l'Enfance... Mais le deuxième qui lui faisait suite, s'en est allé au panier...  La Fédération de l'Enfance ouvrière tergiverse pour bâtir sur le papier des plans et des contre-plans, ergote sur des mots et des suppositions comme si nous avions voulu établir, par notre charte, les lignes définitives de ce Front de l'Enfance.  L'essentiel n'était-il pas de créer un courant, et un courant populaire souverain? Foin des discussions byzantines! A la roue, ceux qui veulent pousser! Quant à nous, nous prenions modestement notre place, et parmi les premiers et les plus acharnés. Nous acceptions tous ceux qui poussaient dans le même sens. Quand le mouvement aurait été créé, nous aurions à loisir alors recherché en commun des règlements et des statuts. Les appuis essentiels, sans lesquels, dépourvus de tous moyens de propagande, nous ne pouvions rien, nous ont fait défaut : C.G.T., C.G.T.U., I.T.E., Parti Communiste, Parti Socialiste, Municipalités ouvrières... rien n'a voulu bouger.  Freinet ne perd pourtant pas espoir : Mais il n'est pas dit encore que notre initiative ne continue son chemin et qu'un de ces jours peut-être, prenne corps, même sous une forme légèrement transformée, le Front de l'Enfance dont, plus que jamais, nous sentons la nécessité.

Un peu plus tard (EP 11, mars 36, p.225), il revient sur le sujet à l'occasion du Manifeste du Front laïque  qui vient d'être publié par les Comités d'action et de défense laïque. Il suffit de le comparer à notre Charte du Front de l'Enfance pour comprendre qu'il ne nous donne pas satisfaction. Le Front laïque part d'une idée philosophique, la Laïcité; nous aimerions qu'on parte de la vie enfantine, de la tragique vie familiale, de la situation des enfants et de l'école pour déterminer l'urgence des problèmes qui se posent à nous. (...) Le stade de la laïcité est malgré tout dépassé. Il nous faut aller plus loin et, avec l'immense masse prolétarienne, reconquérir l'enfance et l'Ecole.  (...) La preuve que notre Front de l'Enfance serait une nécessité, c'est que la réaction, après avoir bavé sur notre projet, le copie intégralement en lançant la constitution d'une "Ligue de l'Education Française" qui se place tout de suite sous le haut patronage de Doumergue, Pétain et Weygand.

Le journal Ecole et Liberté  (organe des droits familiaux d'éducation, d'inspiration réactionnaire) n'est pas resté indifférent au Front de l'Enfance, car il écrit : Le cercle des convoitises se resserre autour des âmes enfantines et les tentatives d'expropriation se multiplient. Aux chefs de famille d'ouvrir l'oeil, et, à leur tour de s'organiser de plus fortement.  Attention, chasse gardée!

Alors que les organisations ouvrières et syndicales ont boudé l'initiative, grâce au soutien personnel de Mlle Flayol, secrétaire générale du Groupe Français d'Education Nouvelle,  le Dr Henri Wallon accepte d'entrer au bureau national du Front de l'Enfance (EP 15, mai 36, p.298). Cela favorisera, dans les années qui suivent, le renforcement des liens entre la CEL et le GFEN.

 

Que penser de la pédagogie soviétique ?

Bien entendu, le lien sans cesse rappelé entre lutte sociale et combat pédagogique n'a pas manqué de poser, aux yeux de certains militants, le problème de l'U.R.S.S. qui, revenant à une pédagogie très dirigiste, a brutalement mis fin aux expériences novatrices qu'avait admirées Freinet en 1925. Celui-ci n'élude pas le problème. A partir de 1933, tout en rappelant son respect du pluralisme politique et syndical au sein des adhérents et du conseil d'administration de la coopérative, il s'efforce dans une série d'articles de justifier sa fidélité personnelle au communisme sans infléchir son engagement éducatif.

Dans un article intitulé L'URSS adoptera-t-elle nos techniques? (EP 2, nov.33, p.62), Freinet insiste d'abord sur le caractère révolutionnaire de ces nouvelles techniques qui, rompant avec le conditionnement, fondent l'enseignement sur la pensée et la vie des enfants dans leur milieu naturel. (...) Nous serions particulièrement heureux que notre expérience puisse être répétée dans les milliers d'écoles expérimentales de l'URSS d'abord, avant d'être adoptée comme une des techniques fondamentales de l'école soviétique. Et cela est normal : nous avons toujours visé, dans nos réalisations, l'épanouissement de l'école populaire. Il y a un pays où cet épanouissement est puissamment déclenché. C'est là, et là seulement, que notre innovation peut donner son plein rendement et acquérir son vrai sens et sa réelle portée.  

Constatant qu'un terme a été mis au bouillonnement qu'il avait connu en 25, parce que la cristallisation était bien loin encore,  il ajoute : Un puissant effort de redressement a plus tard fait faire un grand pas à l'école prolétarienne en l'insérant au maximum au milieu social, en liant effectivement l'école à la construction socialiste. (...) Production s'est traduit parfois en pédagogie par acquisition; d'où la préparation de manuels pour toutes les écoles, le rétablissement de certains examens, une tendance regrettable à exagérer la réaction disciplinaire contre la pédagogie libérale .   

Dans l'article suivant (EP 3, déc.33, p.113), Freinet rappelle le progrès essentiel que constitue l'effort considérable de l'URSS en matière d'éducation, de la crèche à l'université et à la formation permanente dans les usines. A propos de l'abandon des méthodes nouvelles, il réaffirme : L'échec relatif de ces méthodes était inévitable dans un pays qui ne peut que progressivement équiper ses milliers d'écoles nouvelles et qui a besoin, immédiatement, d'une technique pédagogique simple, précise, efficiente, à offrir à ses milliers d'éducateurs débutants. Les pédagogues soviétiques ont peut-être alors un peu trop cherché dans le sens opposé la solution au problème scolaire urgent. Ils y étaient poussés aussi par cette nouvelle mystique de la technicité et du rendement qu'a vulgarisée le premier plan quinquennal. On a trop essayé sans doute de produire, d'inculquer des connaissances, par réaction, nous l'avons dit, aux méthodes qui ne tenaient aucun compte de ces besoins nouveaux. D'où l'édition de manuels scolaires et l'institution, à certains degrés, d'examens divers de passage. Ce n'est à notre avis qu'un pis aller. (...) L'URSS n'a pas intérêt à laisser se perpétuer l'erreur pédagogique sur laquelle vivent nos écoles (du monde capitaliste). Et, après avoir souligné qu'en URSS le problème des liens de l'école avec la vie publique, la morale, la religion, la politique, se pose de façon fondamentalement différente, il conclut : Lorsqu'elles seront connues - elles le seront immanquablement dans quelques lustres -, nos techniques nouvelles de travail s'imposeront, nous en sommes certains, à la pédagogie soviétique. La pédagogie nouvelle prendra un essor puissant et définitif en donnant à l'enfance un peu de cet élan merveilleux qui anime aujourd'hui la jeunesse révolutionnaire.

Apparemment, ce n'est pas la perspective immédiate, si l'on en croit un violent article de la Pravda , intitulé Contre les dernières manifestations du gauchisme dans le travail scolaire,  qui conclut ainsi : L'Instruction Publique n'est pas un terrain ouvert à des expériences "gauchistes" hasardeuses, comme la "méthode des projets", et ce n'est pas non plus un lieu de repos pour ceux des membres du personnel qui ne peuvent ou ne veulent pas travailler. Le Parti ne tolèrera pas l'abus des projets petit-bourgeois dénués de fondement, ni le laisser-aller, sur ce secteur si important de la législation soviétique, quelles que soient les phrases "gauchistes" ou les causes "objectives" invoquées pour recouvrir ces projets.  

Courageusement, Freinet publie intégralement la traduction de cet article (EP 4, janv.34, p.174) mais ne peut le laisser sans réponse : Nous nous élevons contre le savoir formel livresque, parce que nous ne voyons pas la possibilité de former des travailleurs communistes hors du milieu d'activité et de création qui devrait être comme leur élément vital. L'acquisition, le savoir, doivent naître non d'un stérile effort de mémoire mais de la recherche et du travail. Et qui dit travail complexe et conscient dit forcément acquisition : activité, polytechnisation, acquisition vont nécessairement de pair dans une école rénovée. Mais demander à l'école qu'elle inculque une certaine somme de connaissances, c'est ouvrir la porte au dogmatisme le plus primaire, à l'asservissement et au verbiage qui sont à l'opposé des qualités que la société socialiste réclame de ses constructeurs.

Quelques mois plus tard (EP 4, nov.34, p.73), citant l'article d'un instituteur fasciste, paru dans L'Ecole Française  (n° du 25 oct. 34), réclamant le droit d'infliger aux élèves des châtiments corporels, à l'exemple de l'Allemagne nazie, Freinet intitule clairement son éditorial : Autorité, châtiments corporels = fascisme ; Confiance en l'enfant, libre activité = essor prolétarien.  Il le conclut dans ces termes : Educateurs, sachons éviter le piège qui nous est tendu par les tenants de régimes périmés. Dénonçons l'idéologie fasciste de la discipline passive et de l'autorité ; affirmons la toute puissance de la libre activité créatrice, et travaillons pratiquement à introduire dans nos classes des techniques nouvelles qui, dans le régime actuel, ne prétendent pas réprimer tous les abus, mais qui montreront du moins aux éducateurs, aux élèves et aux parents d'élèves quelle est la voie sére de la libération sociale, à l'opposé justement des théories traditionnelles des défenseurs du capitalisme.

 

Des documents pour connaître la réalité soviétique

Nous l'avions vu précédemment, les militants ont accès, grâce à la rubrique Documentation internationale  de leur bulletin, à de nombreux documents de première main, généralement publiés sans commentaires, sur l'éducation dans divers pays. Au cours de cette période, un grand nombre concernent l'URSS. Ainsi la traduction d'un article officiel sur L'Ecole Polytechnique, suivi d'un autre de Kroupskaïa, la veuve de Lénine, sur La préparation de l'éducateur  (EP 1, oct.33, p.40). Deux articles de Gmourman : Le manuel stable est une puissante arme pour la conquête du savoir  et L'enseignement des fondements des sciences comme l'un des plus importants éléments de l'éducation communiste.  On y lit : On ne nie pas la coercition, on la conjuque avec la persuasion dont elle découle. Et la coercition se réalise d'autant plus facilement que la persuasion est organisée d'une façon plus juste, en s'imprégnant simplement d'éléments sociaux et pédagogiques. Ici le maître est puissamment secondé par l'écolier de choc, par le pionnier, par le self-governement. Ce qui n'empêche pas Freinet de trouver que le souci des dirigeants soviétiques reste celui de tous les pédagogues d'éducation nouvelle (EP 6, mars 34, p. 337). Un commissaire à l'Instruction publique rappelle les missions des camarades instituteurs et insiste, bien entendu, sur la nécessité de combattre les inventions hâtives, gauchistes, en matière de méthodes. Suit un article sur L'attitude de la jeunesse des écoles vis-à-vis de la profession de pédagogue.  Cette dernière ne semble pas susciter beaucoup de vocations. Par contre, le Soviet de Moscou se réjouit que, parmi les "oudarniks", ouvriers de choc, beaucoup de jeunes soient entrés dans l'enseignement. S'y ajoute un article sur Le théâtre pour enfants et l'école , thème qui sera développé plus tard. En tout, 9 pages dans le même bulletin (EP 7, avr.34, p.389). Même volume dans le suivant (EP 8, mai 34, p.446) pour trois articles, l'un sur Le plan quinquennal culturel, l'autre sur Le foyer des enfants dans le Palais de la Culture de Leningrad,  enfin un récit de voyage d'un militant du mouvement, Lacroix, où la Guépéou est présentée sous un visage plutôt sympathique. L'année scolaire suivante, un autre militant, Costa, écrit une série d'articles sur ce qu'il a vu en URSS en matière d'éducation : l'école polytechnique; l'enseignement expérimental; un musée du livre pour enfants; Bolchevo, commune de rééducation pour jeunes délinquants (EP 1 à 4, oct. à déc.34). Tout au long de l'année, est publiée une série de textes traduits d'un livre d'Ella Winter intitulé Red virtue . Bien des thèmes sont abordés : la santé mentale en URSS, la pédagogie au jardin d'enfants, les relations parents-enfants, le théâtre pour enfants, l'enfant soviétique au jeu, la littérature enfantine. L'auteur y expose, sans le moindre recul critique, des pratiques de total conditionnement. Par exemple, dès la petite enfance, les lettres politisées de l'abécédaire (A comme Athée et surtout pas comme Antilope), le fait que l'enfant ne ressent aucune gêne à critiquer ses parents, surtout s'ils sont ignorants, arriérés, illettrés ou d'anciens bourgeois (EP 5, p.117). L'auteur transcrit un dialogue avec un enfant de 6 ans qui est un véritable catéchisme du parfait soviétique (EP 8, p.187). Devant l'affirmation que les enfants prolétariens ont le meilleur et les enfants de la bourgeoisie sont moins bien traités, l'auteur reconnaît tout de même que Kroupskaïa* et d'autres ont exprimé de puissantes objections au sujet de cette discrimination entre certains enfants (EP 9, p.212). Que dire de cette définition : Le bel art est de la bonne propagande,  à quoi un adolescent ajoute : Le mauvais art, c'est de la propagande avariée (EP 10, p.236). Et cette affirmation : Les changements officiels de l'idéologie ou de la situation politique doivent se manifester dans les jouets dès que possible (EP 11, p.260). Non seulement les jeux d'adresse sont politisés (quand on atteint la cible : banquier américain, prêtre mexicain, général français ou mandarin, on fait apparaître un opprimé : nègre, péon, marocain ou coolie), mais les jouets évoquant le travail individuel ou familial doivent faire place à leur équivalent collectiviste (la petite ferme et ses animaux devenant obligatoirement kolkhoze et étable collective). Inutile d'ajouter que les livres pour enfants relèvent du même endoctrinement idéologique, reposant sur l'opposition permanente entre un hier sordide et un aujourd'hui radieux, à moins que le passé ne soit remplacé, au rôle de repoussoir, par le présent des pays capitalistes ou des peuples colonisés (EP 12, avr.35, p.283). Tous les ouvrages doivent exalter le progrès. Comme les histoires de fées sont des mensonges, elles deviennent introuvables en magasin. Une note (est-elle ajoutée par Freinet?) précise que cela est en train de changer, notamment sur la recommandation de Kroupskaïa* (EP 17, mai 35, p.319). Enfin, un article de Volguine décrit les vacances des meilleurs élèves recevant prix et drapeaux (EP 18, juin 35, p.424).

* Nous savons maintenant que la veuve de Lénine était en conflit larvé avec Staline mais qu'elle était impuissante à s'opposer ouvertement à lui.

On retrouve aussi l'URSS dans les critiques de livres : celui d'un industriel, H. Thiéry qui décrit ce qui se passe Derrière le décor soviétique  et dont Freinet conclut que le jour où un bourgeois visitant l'URSS en reviendrait satisfait, la Révolution serait gravement compromise. Dans le même n° (EP 6, mars 34, p.346), un compte rendu de livre soviétique Deux villages sauvés de la mort (grâce à l'organisation communiste). Freinet présente rapidement le Staline  écrit par Henri Barbusse, un monde nouveau vu à travers un homme, pur héros prolétarien (EP 19, juin 35, p.452). Il avait néanmoins cité précédemment le livre de Martinet sur l'affaire Victor Serge et regretté le titre Où va la Révolution russe ?  à ses yeux injustifié : Il ne faudrait pas qu'une injustice - si injustice il y a - permette à des militants de jeter la suspicion sur toute l'oeuvre révolutionnaire de l'URSS, comme si rien ne pouvait être sans Victor Serge  (EP 9, juin 34, p.518).

 On peut se demander si l'abondance de tels articles ne provoque pas un effet de saturation sur les militants venus au mouvement par opposition au bourrage de crâne éducatif. Constatons que, sans disparaître, les articles de ce type deviendront ensuite beaucoup moins fréquents.

 

Des documents sur l'Allemagne nazie

 Si l'URSS tient incontestablement la première place dans les informations internationales, on y parle aussi d'autres pays, notamment de l'Allemagne et de l'éducation nazie. Parfois pour appeler au secours des enfants allemands émigrés (EP 2,nov.33, p.63) ou dénoncer la mort de l'école nouvelle en Autriche (EP 7, avr.34, p.359), l'exil à Genève de Paul Geheeb, chassé de l'Odenwald par les Nazis. Le bulletin informe clairement sur la nouvelle éducation hitlérienne , d'après la Revue Internationale de Pédagogie : Le sang et le sol restent les sources originales de toute vitalité et forment les symboles des idées politico-racistes et d'une activité héroïque. Et voilà la base même d'un nouveau genre d'éducation. L'école doit former les jeunes gens en leur transmettant les idées de race qui sont péremptoires.  Un passage de Hilfs Mit! , revue de la jeunesse scolaire, montre clairement le but réel de l'éducation nazie : C'est à toi, jeunesse allemande, qu'il appartiendra de réparer l'injustice commise à l'Est. Notre Marche de l'Est (comprenez Pologne et Bohème) est un pays d'origine germanique. C'est seulement à l'époque des grandes invasions (...) que les Slaves parvinrent sur ces territoires  (EP 5, fév.34, p.291). Ruch montre comment la Revue Internationale de Pédagogie, autrefois sous influence catholique, est passée totalement sous la mainmise des Nazis (EP 6, p. 351). Il traduit deux articles sur la conception nationale-socialiste de l'histoire. Hans Schwartz écrit : La jeunesse, ardente et généreuse, ne doit pas se montrer présomptueuse. Elle n'est pas "sujet" mais "objet" de l'histoire  dans la main d'un FŸhrer qui donne son empreinte à la volonté et à la destinée de la jeunesse (...) Pour nous autres Allemands, ce qu'on appelle "l'histoire" est en quelque sorte terminée, et nous sommes en présence d'une vie nouvelle, d'une autre attitude en face d'elle, d'un esprit, d'une foi, d'un recueillement nouveaux. Nous voyons actuellement l'histoire et le mythe se rapprocher et arriver le moment où le mythe remplacera l'histoire, qui aura le caractère d'un culte. (EP 7, p.407). Remontant aux débuts de l'humanité, E.E. Pauls affirme : La contrée où naquit la culture fut, naturellement le centre de l'Allemagne. Les hommes du Nord ont émigrés vers le Sud. Ils ont soumis les populations autochtones des pays de cocagne qu'ils envahirent et ont fait naître la culture. Mais peu à peu leur vigueur a diminué, leur fier esprit de caste a disparu; ils se sont mêlés à d'autres races et leur culture, peu à peu, disparut. C'est l'histoire des Indes, de la Mésopotamie, de la Grèce, de l'Italie. Mais comme le peuple allemand vit là où est né la culture, il puise toujours dans ce sol béni la substance qui l'empêche de décliner. (EP 8, p.462). Dans le même n° (p.458), Fautrad écrit un long compte rendu du livre de H. Guilbeaux : Où va l'Allemagne ?  L'auteur y montre que l'avènement d'Hitler fut facilité par les fautes des partis social-démocrate et communiste : Le premier par ses fautes et, il faut le dire, par ses crimes, le second par ses erreurs et sa tactique abstraite impénitente, n'ont pas su défendre les quelques conquêtes de la révolution ni opérer le regroupement des forces qui seul aurait pu arrêter l'effort du mouvement national-socialiste. Le livre décrit la mainmise des Nazis sur tous les pouvoirs et les menaces que fait peser sur la paix leur nationalisme déchaîné. Avec de tels documents, les militants ne peuvent ignorer la nature réelle du totalitarisme nazi et les risques de guerre qu'il engendre.

Curieusement, Freinet continue de situer les Soviétiques dans le camp de l'éducation nouvelle : Hitler chasse Geheeb ; mais l'URSS accueille et fertilise toutes les idées pédagogiques d'avant-garde.  A ses yeux, une seule alternative se pose au courant d'éducation nouvelle : ou accepter les dictatures réactionnaires qui l'annihilent ou se mêler hardiment au grand mouvement d'émancipation prolétarienne. (EP 8, janv. 35, p.190)

 

 

Les débats pédagogiques continuent

Les débats pédagogiques continuent Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:43

 

Les débats pédagogiques continuent

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 Il ne faudrait pas croire que l'importance des problèmes idéologiques rejettent à l'arrière-plan les problèmes strictement pédagogiques. Ces derniers gardent une large place dans le bulletin mais, après la phase d'innovation intensive des années précédentes, il s'agit plutôt de la consolidation et de l'élargissement des acquis.

 

 En deçà et au-delà de l'école primaire

 

L'expression libre, l'imprimerie, la correspondance semblent avoir conquis leur place définitive et font rarement l'objet d'articles pour l'école primaire. Par contre, on parle souvent de leur introduction dans les classes enfantines et maternelles. Ainsi, en 33-34, Lina Darche (Isère), J. Mawet (Belgique), J. Lagier-Bruno (Hautes-Alpes), J. Saint-Martin (Lot-et-Garonne) et G. Fradet (Yonne) se relaient pour décrire ce qui est possible avec des petits (EP 1, p.25; 2, 74 et 79; 6, p.314; 7, p.374; 8, p.430; 9, p.486). En octobre 34, dans son compte rendu du congrès des écoles maternelles de Dijon, G. Fradet critique : Les institutrices viennent chercher des idées, ce qu'on leur propose (au stand CEL) c'est que les enfants expriment leurs idées  (EP 2, p.32).

 

Autre secteur à convaincre : le second degré. Freinet amorce la question en affirmant que les Cours Complémentaires (CC) et les Ecoles Primaires Supérieures (EPS) peuvent adopter avec succès la nouvelle technique de travail : expression libre par l'imprimerie, le journal et l'échange, relève des manuels par un fichier documentaire et une bibliothèque de travail, remplacement des cahiers de cours par des dossiers à reliure mobile (EP  4, janv.34, p.180). Après qu'un collègue d'EPS ait exprimé les difficultés rencontrées (EP 6, p.300), G. Sore raconte comment il a fait évoluer la pédagogie de son CC à Bordeaux (EP 9, p.474). L'année suivante, il est invité à donner à ce sujet, sur l'antenne de Radio Bordeaux-Lafayette, une conférence reproduite dans le bulletin (EP 8, janv.35, p.175).

 

 Réaliser pratiquement l'école sur mesure

 

Cette expression empruntée à Claparède amène Freinet à rappeler les apports de Decroly et Mme Montessori. Il insiste sur deux éléments supplémentaires : l'expression libre et le fait qu'éducateurs et élèves doivent collaborer au même but, sans aucune hiérarchie ni aucune brutale sujétion. A un militant qui insistait sur les tendances individuelles, il précise : Individu ou groupe ? Nous nous refusons à voir sous cet angle un peu simpliste et partial le problème éducatif. Nous sommes, en marxistes, persuadés de l'importance déterminante de l'économique et du social sur les individus et, dans toute éducation, nous tâchons d'améliorer d'abord le milieu scolaire qui déterminera les modifications individuelles. Dans notre esprit, ce souci essentiel ne saurait nullement s'opposer à l'épanouissement individuel. (...) Dès qu'un milieu normal est créé -que ce soitnotre embryon de société scolaire ou la vaste expérience post-révolutionnaire - les besoins individuels et les besoins sociaux tendent à se confondre ; l'épanouissement individuel et l'épanouissement social sont fonction réciproquement l'un de l'autre et apparaît alors comme normal le dévouement sans limite de l'homme à la société dont il est à la fois élément et aboutissant. (EP 7, janv.35, p.150) Mais pour progresser dans cette voie, il faut repenser tous les apprentissages.

 

 Le calcul et les sciences

 

De nombreux articles sont consacrés au calcul. Dans trois n° consécutifs (EP 5, p;245; 6, p.310; 7, p.369), J. Mawet (Belgique), influencé par l'apport de Decroly, dont l'école est géographiquement proche de la sienne, propose de relier au maximum les apprentissages mathématiques avec la vie des enfants : jardinage, élevage, mensurations des enfants, moyennes des températures, gestion de la coopérative, pesée et timbrage des envois aux correspondants, prévision d'achats pour les travaux manuels, excursions scolaires, soupe de la cantine, etc. R. Lallemand (Ardennes) appuie cet effort de motivation et utilise la gestion des fournitures payantes ou gratuites pour habituer les enfants à manipuler des marchandises, de l'argent, à envisager un budget de dépenses (EP 6, p.308). J. Roger (Nord) explique, entre autres choses, comment il a utilisé l'engouement de ses élèves pour la course cycliste Paris-Nice, en étudiant aussi bien les parcours, les horaires, les vitesses, les moyennes que les caractéristiques mécaniques ou le prix des bicyclettes (EP 8, p.428).

 

Sous le titre de Plan-table d'école active pour l'enseignement du calcul, Houssin (Manche) publie dans plusieurs bulletins (EP 5, p.251; 6, p.310; 7, p.369; 10, p.540) le contenu très divers d'un atelier permettant aux enfants de dénombrer, mesurer, peser, appréhender les formes géométriques, les surfaces, les volumes, les contenances, les densités, le temps, les monnaies, les fractions.

 

On poursuit bien entendu les recherches sur les fiches de problèmes. Cazanave (Loire) préconise des fiches-mères analysant des difficultés précises (par ex. retrouver le montant d'un objet à partir du prix total), des fiches d'exercices oraux habituant à effectuer mentalement ce type de calcul, des fiches documentaires chiffrées offrant des données diverses pour inventer des énoncés, des problèmes-types et diverses applications (EP 2, nov.33, p.66). Freinet insiste pour qu'on ne travaille pas seulement pour les grands préparant le certificat, mais dès le cours élémentaire en respectant les centres d'intérêt des enfants d'après leurs livres de vie (EP 7, p.366). Lallemand qui a étudié les brochures américaines de Washburne pour l'enseignement individualisé, estime qu'on peut s'en inspirer pour une série purement technique de résolution d'opérations, complétée de séries reliées aux centres d'intérêt des enfants et d'une autre préparant aux examens (EP 9, p.476).

 

Pour l'enseignement scientifique, on retrouve le même souci de faire expérimenter les enfants. Bertoix et Martin (Allier) soumettent à la discussion une liste du matériel de base (EP 4, janv.34, p.186). Le but est de diffuser ce matériel par la CEL. En comparaison du compendium scientifique habituel en primaire, notons la présence affirmée du matériel d'électricité, à une époque où les campagnes sont loin d'être toutes électrifiées. Pour cette raison, l'accu de 4 volts est cité en premier. Le mois suivant (EP 5, p.247), Bertoix complète la liste pour la chimie et publie les plans d'une lunette astronomique réalisable pour 25F. Puis (EP 6, p.306), Vovelle (Eure-et-Loir) propose une simplification de la première liste mais, en revanche, souhaite élargir à des collections d'échantillons minéraux fournis par des collègues de diverses régions. Dans le même bulletin (p.307), Martin insiste sur l'importance de l'initiation à l'électricité pour les enfants d'aujourd'hui. Tout en se défendant de politiser son propos, il fait une allusion enveloppée au slogan de Lénine ("le socialisme, c'est les soviets plus l'électrification"). Il souhaite également une expérimentation en photo avec un appareil ultra-simple à plaques, apparemment à inventer. Pour Freinet, la préoccupation majeure est de concevoir des fiches d'expérimentation scientifique qui permettront aux enfants de réaliser eux-mêmes les expériences au lieu de se contenter de regarder celles exécutées par le maître ou décrites dans le manuel (EP 7, p.368). Vovelle (EP 8, p.424 et 9, p.480) amorce la recherche dans cette voie, tout en montrant que l'exploitation réellement scientifique de certaines expériences de physique "amusante" est parfois plus complexe qu'il n'y paraît.

 

L'histoire

 

La CEL publie en octobre 33 une Chronologie mobile d'Histoire de France, travail coordonné par Gauthier (Loiret).  Il s'agit d'un petit classeur avec des feuilles perforées (13,5 x 21) contenant l'énumération des années. Certaines dates mentionnent un événement politique ou culturel, mais l'outil est conçu pour être complété par les enfants (faits locaux ou documents trouvés et étudiés). Bourguignon (Var) demande que l'on recueille et publie, sous forme de fiches, des documents directement utilisables par les enfants (EP 3, p.128). Lallemand propose de compléter les documents reproduits et la chronologie des faits par des fiches de récit historique parlant avec simplicité du thème (travail, voyages, religion) à l'époque mentionnée (EP 9, p.479). Plus tard, Guillard (Isère) insiste sur la représentation graphique du temps pour donner aux enfants la notion de durée que risque de comprimer ou de dilater la rareté des événements ou leur abondance, selon les époques (EP 7, janv.35, p.155).

 

Dessin et peinture

 

Curieusement, la signature d'Elise Lagier-Bruno n'apparaît pas dans cette rubrique à cette période. Nous verrons qu'elle se consacre alors en priorité aux problèmes de santé et d'alimentation. Par contre, Lina Darche (Isère) parle de sa pratique avec des petits et de l'exposition de travaux libres qui a terminé l'année scolaire (EP 1, oct.33, p.24). Dans le même n° (p.53), Lallemand aborde, pour la première fois, le problème des couleurs à bon marché permettant d'entreprendre de grands dessins. Il s'agit des poudres vendues par les droguistes et diluées avec de la colle à papier peint. Pour donner le brillant aux dessins réalisés, on remplace le vernis, trop coéteux, par une solution d'alun ou de formol. Le mois suivant (EP 2, p. 112), la CEL annonce qu'elle sera bientôt en mesure de livrer ces couleurs. Un conseil précise qu'il faut ajouter un antiseptique (borax) à la colle Rémy putrescible.

 

Freinet consacre 7 pages à ce qu'il appelle : Notre technique nouvelle de dessin à l'école primaire  (EP 5, p.235). Il renouvelle les critiques qu'il portait naguère à l'enseignement du français en montrant les limites des exercices de dessin. Il conclut : Par nos techniques, entretenez d'abord la vie, le besoin d'activité et de création. Organisez ensuite le milieu : réservez la possibilité pour les enfants de dessiner librement ; préparez-leur le matériel : papier, couleurs, crayons, etc. Offrez ensuite de bons modèles artistiques que chacun verra sous l'angle qui lui plaira. Et puis, laissez les enfants se saisir du monde qui les environne : ceux qui ont une personnalité forte, prédisposée pour cet art, ne seront du moins ni découragés ni déformés ; ils prendront autour d'eux, avec une puissance et une séreté qui vous étonnera, le suc dont ils feront leur miel. Quant aux autres, ils auront du moins la satisfaction de s'exprimer dans la joie en réalisant des oeuvres significatives qui les passionneront et les viriliseront.  Connaissant la volonté d'éducation mixte de Freinet, on sourit à cette virilisation de l'enfance des deux sexes; le dynamisme, l'énergie sont-ils donc indissociables de la virilité ?

 

Un an plus tard, en mars 35, Freinet fait le compte rendu de Didactique du dessin  de Richard Berger, dont la CEL a publié une brochure sur la gravure sur lino. Par delà ses réticences sur l'interventionnisme exagéré de l'auteur en matière d'apprentissage du dessin, il conseille l'ouvrage qui donne de nombreux conseils pratiques sur les techniques et matériels utilisés.

 

Musique et disques

 

Le pipeau de bambou fait des adeptes. D'abord grâce à l'analyse du livre de Lina Roth : Tous musiciens  (Nathan) (EP 6, p.347), puis par le compte rendu de Rossat-Mignod (Savoie) d'une conférence d'Henriette Goldenbaum au congrès de la Nouvelle Education en mars 34 (EP 8, p 420). Celle qui sera pendant un demi-siècle la spécialiste du sujet a convaincu l'instituteur des vertus éducatives et musicales du pipeau fabriqué par les enfants. Lallemand (décidemment, cet homme est universel!) se passionne surtout pour les instruments à percussion, réalisés par les enfants en s'inspirant du livre de Satis Coleman :  Creative Music for Children  (EP 9, p. 483). Un peu plus loin, Freinet signale, p.519, les fascicules de l'Anthologie du chant scolaire  et précise : Edition excessivement intéressante, qui le sera davantage encore le jour où elle sera doublée d'une édition bon marché sur disques.  Nous allons voir la CEL se préoccuper de ce problème. En décembre 34 (EP 5, p.121), Freinet signale un livre sur l'orchestre enfantin mais donne la préférence aux instruments fabriqués par les enfants. Il indique également un recueil de saynètes musicales et comédies enfantines, Aux feux de la rampe  de L. Vasseur mais regrette : Ce n'est pas encore là l'oeuvre populaire que nous attendons, celle qui, délaissan enfin la tradition bourgeoise, saura puiser dans la vie enfantine prolétarienne les éléments émouvants et éducatifs d'une portée sociale.

 

Côté enregistrements, après deux années de recherches, Y. et A. Pagès publient une liste de disques récents, particulièrement utiles dans une classe primaire. Trois rubriques : enseignement du chant, diction et littérature, histoire-géographie avec des chants populaires de plusieurs régions, des textes historiques lus par des comédiens, des chants révolutionnaires et, plus curieusement, des musiques militaires (EP 2, nov.33, p.94). Comme il est impossible aux classes d'acheter tous ces disques, une discothèque de prêt a été organisée mais les coéts de transport s'avèrent beaucoup plus lourds que les modestes frais de location. Freinet (EP 6, p.328) propose la réorganisation de la discothèque sur des bases vraiment circulantes.  Pour cela, il propose une décentralisation départementale ou interdépartementale de la location coopérative des disques. Il insiste sur la nécessité d'accompagner ceux-ci de fiches explicatives contenant des indications pédagogiques, voire de partitions musicales. Dans le même n°, Pagès annonce que le nouveau phonographe portatif CEL est disponible au prix de 350 F. Comme on pouvait s'y attendre, la première filiale départementale s'ouvre dans les Pyrénées-Orientales, où exercent les Pagès qui publient, avec quelques lignes de commentaire plutôt indulgent, le catalogue des disques Scholaphone édités par la Ligue française de l'Enseignement. Après des essais décevants d'enregistrement, Pagès propose de décider en congrès si la CEL va éditer des disques enregistrés professionnellement (EP 9, p.496). La réponse ne tarde pas : en octobre 34, on propose une souscription pour 3 disques CEL au prix total de 50 F (EP 1, p.17). Ce sera le début d'une longue série.

 

Radio et cinéma

 

Fragnaud (Charente-Inf.) donne des conseils sur l'installation d'une antenne efficace (EP 2, nov.33, p.90). Gleize (Gironde) indique comment améliorer la réception par la prise de terre, le survolteur-dévolteur et les filtres anti-parasites. M. Lallemand a la pénible impression, devant la disparition des émissions de radiophonie scolaire, que la France délaisse la question (EP 6, p.326). Une réponse du ministre des PTT signale que seuls les postes installés à demeure dans les salles de cours sont exemptés de taxe (EP 7, p.381). En fin d'année scolaire, Gleize trace un bilan positif pour le matériel impeccable, fourni à des prix imbattables (EP 9, p.494). Malgré cette réussite, confirmée un an plus tard (EP 19, juin 35, p.443), l'absence de programmes éducatifs provoque la disparition de la rubrique.

 

Un article non signé (EP 2, oct. 33, p.87) dénonce les dangers du cinéma. Il critique surtout les menaces de propagande, aggravées depuis l'apparition du "parlant", et le risque de disparition des diversités. Dans le n° suivant (3, p.142), Boyau fait le point sur les formats de films utilisables à l'école. Le 9,5 reste le moins cher et le meilleur, face au 8 mm, trop petit, au 16, encore trop coéteux, et au 17,5, appelé Pathé rural, dont le seul avantage est d'exister aussi en "parlant". Par la suite, à cause des ennuis rencontrés dans son village par l'animateur de la rubrique, la signature de Boyau disparaît un certain temps, mais Freinet prend le relais.

 

Dans le n°6 (p.323), il analyse les rapports préparatoires du congrès international du cinéma d'éducation et d'enseignement qui se tiendra à Rome en avril 34 et donne ses réactions :  Le problème du film ne se sépare pas de celui du livre. Il le complète et le déborde en même temps. (...) Les films doivent répondre à nos besoin comme essaient de le faire nos brochures de la Bibliothèque de Travail, mais avec une puissance décuplée certes : apporter des documents vivants au rythme normal de la vie pour satisfaire les besoins éducatifs tels qu'ils sont révélés par les pratiques nouvelles du travail libre. Il regrette qu'aucun rapport n'effleure une question : l'usage scolaire de la caméra prise de vues, enregistrement de la vie même, du travail des enfants pour constituer les bases d'une cinémathèque scolaire qui devient précieuse dans le cas d'échanges organisés entre classes. Nous l'avons noté maintes fois : de même que les textes d'enfants sont les plus précieux comme stimulateurs de la vie, les films tournés par les enfants eux-mêmes ont toujours un très grand succès. Si leur valeur technique est très relative, leur portée pédagogique est immense parce qu'ils sont parmi les plus puissants porteurs de vie que nous puissions trouver à l'école.  Poursuivant son analyse des rapports concernant le cinéma sonore (n°7, p.380), Freinet reconnaît : Il suffit parfois de quelques images prodigieusement expressives et profondes pour faire saisir globalement des rapports et des pensées que l'école poursuivait en vain. (...) Nous croyons aussi qu'un emploi pédagogique intelligent du film sonore serait susceptible  de faire acquérir en 2 ou 3 ans ce que les techniques actuelles ne parviennent pas à "entonner" en 8 ans. (..) Ne se trouverait-il pas aussitôt des exploiteurs insatiables capables de réduire de moitié le temps de scolarité? (...) Sans une nouvelle conception sociale et humaine de l'éducation, le cinéma, si perfectionné soit-il, ne sera jamais, comme nous le voudrions, au service de l'enfant.  Comme Ferrière a assisté personnellement à ce congrès et a communiqué à Freinet le résumé des discussions, ce dernier peut en donner des échos (EP 9, p.493). Après avoir regetté l'absence du point de vue soviétique, il conclut : L'impuissance du congrès vient de ce que le développement du cinéma éducateur est impossible en régime capitaliste : les uns parlent idéal, progrès, avenir ; le régime oppose sa conception exclusive de l'exploitation et du profit. Les rêves, les projets, les discussions ne sont jamais interdits. Mais, d'une part, les participants, presque tous officiels, se sont gardés jalousement d'aborder les questions épineuses du cinéma éducateur dans ses rapports avec les nécessités sociales et politiques. L'impuissance s'avère complète en ce qui concerne les essais de réalisation pratique internationale : la circulation libre des films éducatifs, par exemple, et l'unification des formats réduits.

 

 Le rapport de fin d'année de la cinémathèque (EP 10, p.552) est assuré par Boyau qui note le bon fonctionnement des locations et de la mise en place des filiales dans l'Allier, le Var et les Pyrénées-Orientales. Il pose le problème de la reconstitution des collections de films réalisés par les coopérateurs, regrette la faible diffusion du premier film fixe édité par la coopérative sur "le Pin maritime".

 

L'année suivante (EP 1, oct.34, p.14), le débat sur les filiales se poursuit avec Maguenot (Jura) qui fait ensuite le point sur les matériels nouveaux : caméra 9,5 Eumig et projecteur bi-film Filo pour 9,5 et 16mm (EP 3, p.64). Dans le n° suivant (p. 86), il conseille de filmer comme il l'a fait des manifestations sportives locales. En récupérant des séquences dans les actualités de Pathé-Gazette, il serait possible de constituer des films de montage sur les sports. L'exemple de l'Allier (EP 8, p.181) prouve que, pour les groupes nombreux et dynamiques, la cinémathèque-discothèque locale est une bonne solution. Toujours à l'affét de progrès techniques, Freinet s'est informé des possibilités de sonorisation des films d'amateurs : Hélas! tout cela n'est pas encore pour nous. Nous notons cependant l'importance des progrès réalisés qui nous laissent espérer pour un jour prochain la possibilité d'utiliser l'enregistrement phonographique comme nous avons utilisé la prise de vue. (EP 9, p.205). C'est seulement avec l'apparition des magnétophones non professionnels au cours des années 50 que cette pratique entrera dans les classes. Un peu plus tard (EP 11, p.254), c'est sur la télévision qu'il exprime craintes et espoirs : Si la télévision est, comme il est à craindre, employée par des gouvernements capitalistes pour remplir la tête des ouvriers et des paysans, pour les empêcher de penser, pour faire dévier leurs aspirations auxquelles on apporte une satisfaction superficielle, comment ne serions-nous pas contre télévision, comme nous sommes contre la radio et le cinéma capitalistes. Il en serait autrement si ce formidable instrument d'éducation était aux mains d'organismes à principe non pas mercantile mais éducatif.  Rappelons que nous sommes alors en 1935 et que les premières émissions françaises n'apparaîtront qu'après la guerre.

 

Gymnastique et rythmique

 

C'est Freinet qui le premier (EP 6, mars 34, p. 349) aborde le sujet par une critique chaleureuse du livre de L.A. Carré et L. Adélaïde chez Bourrelier : Gymnastique et danse rythmiques.  Comme de nombreuses écoles ne possèdent pas de piano, il faut développer l'édition de disques.

 

Lallemand enchaîne par un article de 4 pages sur la gymnastique inspirée de la méthode Hébert et surtout de MÙller (EP 8, mai 34, p.442). L'année suivante, Freinet revient sur le thème en commentant le livre de R. Jeudon sur L'éducation du geste  (EP 7, janv.35, p.168) puis celui du Dr Ledent : Conférences d'éducation physique  et du Dr Bogey sur L'éducation physique féminine  (EP 9, p.215). Citons sa conclusion qui surprendra certains : L'auteur est à fond contre les compétitions athlétiques et son ostracisme s'explique dans notre régime de mercantilisme effréné. Certaines réserves par contre pourraient être faites et la question mériterait d'être à nouveau étudiée dans une société où le sport athlétique lui-même ne serait qu'un épanouissement presque normal de l'individu sain et puissant.

 

Naturisme

 

Enchaînons de l'éducation du corps au naturisme, bien qu'il ne s'agisse pas d'une discipline scolaire. Après l'édition par la CEL du livre de Ferrière : Cultivons l'énergie, qui fait l'éloge de la méthode hygiéniste de Vrocho, le bulletin inaugure une rubrique régulière sur les pratiques d'hygiène, d'alimentation naturelle. Ce sera surtout le domaine d'Elise Lagier-Bruno (elle ne signera E. Freinet qu'à partir d'octobre 34). Elle donne des conseils pratiques et prudents concernant l'hydrothérapie, la sudation, l'exposition au soleil, le régime alimentaire avec quelques menus et la recette du pain complet (EP 1, oct.33, p.14). Elle intitule désormais la rubrique Pour un naturisme prolétarien  (EP 3, p.159), s'interroge : Qu'est-ce que la maladie?  (EP 4, p.219), donne la parole à Vrocho : Les naturistes empiriques au secours de la science officielle  (EP 5, p.279), La théorie des globules blancs  (EP 6 et 7, p.331 et 385), La pratique naturiste pour la régénération (EP 10, p.559), Il n'y a que des malades  et non des maladies (EP 3, nov.34, p.68), La mithridatisation,  accoutumance aux mauvaises habitudes alimentaires (EP 5 et 6, déc.34, p.116 et 138), Les tempéraments  qui ne sont pas immuables et ne peuvent justifier un retour aux erreurs antérieures (EP 7, p.162). Ferrière intervient également : Naturisme et instinct  (EP 9, juin 34, p.498), Alimentation et instinct  (EP 2, oct.34, p.40), L'éducation de l'instinct  (EP 4, janv.35, p.97).

 

Freinet n'est pas en reste, notamment à l'occasion de critiques de livres. Par exemple, parlant des Bâtards d'Esculape  du Dr Paul Moinet, il critique sa désinvolture à l'égard de Coué et de l'autosuggestion, son indulgence pour les rebouteux et ne peut le suivre lorsqu'il préconise la répression contre les essais non orthodoxes de thérapeutie.  Dans Pour ensoleiller notre vie,  le Dr Victor Daubret se méprend sur l'utilisation de l'autosuggestion et commet l'erreur de tolérer café et tabac, tout en restant attaché aux médicaments (EP 1, oct.33, p.50). Freinet critique une publicité rédactionnelle en faveur du sucre industriel dans L'Ecole Libératrice, critique renouvelée un an plus tard lorsque ce bulletin syndical récidive (EP 6, mars 34, p.343 et EP 9, fév.35, p.214). Dans le même esprit, il rejette le Livre de cuisine des petites filles  car il s'agit d'une cuisine essentiellement nocive avec des oeufs, des harengs, du saumon, des épices, des sucreries  (...) tous les excitants dangereux pour le développement physique, intellectuel et moral des enfants.  Dans le même n°6 (p.334) et le suivant (p.387), il consacre plusieurs pages à la pratique des sudations et réactions et cite le cas de sa fillette de 4 ans et demi. L'année suivante s'ouvre par un article non signé (mais on y reconnaît le style de Freinet) sur la poursuite de la rubrique (EP 1, oct.34, p.18). On signale les tarifs de la maison Le Paradis des fruits  à Marseille. Une souscription annonce que Freinet prépare un recueil de menus naturistes.  S'agit-il d'une coquille? Probablement, car le n° suivant reprend la même annonce en mentionnant E. Freinet comme auteur. C'est elle qui, désormais, tiendra la rubrique de cuisine végétarienne, essentiellement fruitarienne. Cela n'empêche pas Freinet de consacrer son éditorial de 4 pages à Notre naturisme prolétarien fonction éducative  (EP 5, nov.34, p.97).  En réponse à Bourguignon (Var) qui trouvait la rubrique trop envahissante, il veut montrer que les problèmes de santé et d'hygiène sont indissociables de l'éducation. Les militants le comprennent qui, en majorité, réagissent favorablement aux articles et aux livres proposés. Pour Freinet, face à la fatigue, à la nervosité ou à l'apathie de nombreux enfants, l'efficacité de l'éducation nécessite une véritable désintoxication préalable, au propre (abandon des excitants : sucreries, café, alcool) comme au figuré (rupture avec la suprématie de l'intellectualité). Dans le même n° (p.114), Elise pose la question : Faut-il manger cru ou cuit ?  Après avoir fourni sept arguments contre la cuisson, elle n'en conclut pas moins qu'elle est indispensable avec les céréales et les végétaux coriaces, ne serait-ce que transitoirement pour réhabituer nos organismes dégénérés à un alimentation naturelle. Ce qui lui donne l'occasion de donner dans le n° suivant (6, déc.34, p.137) huit recettes extraites du livre à paraître dont le titre est devenu Principes d'alimentation rationnelle. L'appel à souscription est suivi d'une proposition de colis naturiste au prix de 50 F.

 

Le tourisme prolétarien est inclus dans la rubrique avec une information, donnée par Mlle Achard (Bas-Rhin), sur les Auberges de Jeunesse se terminant par les adresses des trois mouvements, celui fondé par Marc Sangnier, celui qu'influence le Syndicat National des Instituteurs, enfin les Auberges du Monde Nouveau,  affiliées au comité antifasciste Amsterdam-Pleyel (EP 8, janv.35, p.185). Une note de lecture conseille le livre de J. Loiseau : Camping et voyage à pied  mais critique sa Cuisine de camping  qui ne se soucie pas de la portée naturiste du système d'alimentation. Freinet signale (p.186) une nouvelle publication Les Etudes Sexuelles  du Prof. Branson.

 

Elise (EP 9, p.208)  s'attaque au problème de la déminéralisation pour conclure : Il n'y a pas de syndrome de déminéralisation, il n'y a que des symptômes d'arthritisation généralisée, c'est-à-dire d'engorgement par des déchets toxiques. Vrocho critique (p.210) des cas de zèle exagéré, certains croyant nécessaire d'absorber sans distinction la peau et les pépins des fruits consommés, y compris pour les oranges et les bananes.

 

Pour favoriser l'utilisation de produits sains et naturels, Freinet reprend la proposition de Fromentin (Ardèche) de constituer un réseau de producteurs sérieux auxquels pourraient s'adresser les camarades (EP 10, p.233). On publie la préface par Vrocho du livre qui sortira incessamment, ainsi que deux critiques, assez négatives, de deux livres concurrents de cuisine végétarienne (p.235).

 

Lallemand, qui est décidément universel, réunit les caractéristiques de l'habitation naturiste (EP 11, p.257) puis conseille Comment reconquérir l'instinct d'après le Hatha Yoga  (EP 16, p.373 et 17, p.396).

 

Des critiques significatives de livres et revues

 

Comme on l'a vu précédemment, le bulletin contient de nombreuses critiques de revues et de livres très divers, reçus en service de presse et confiés aux militants qui désirent en faire un compte rendu. Les livres mentionnés peuvent aussi être prêtés, pour six mois maximum, aux militants qui en assumeront les frais de port (EP 6, mars 34, p.352). Dans la pratique, Freinet est le rédacteur le plus fréquent de cette rubrique et la lecture attentive de ses critiques précise certains aspects de sa pensée qui ne s'expriment pas toujours ainsi dans ses autres écrits.

 

Thème attendu, les critiques de livres et revues pour enfants. A propos de Histoire du poussin chaussé  de Simone Ratel, Freinet termine son appréciation positive de l'album par une réflexion : Les contes tirés du folklore contiennent tous une sorte de signification psychique qui leur assure une puissante résonance dans l'âme des primitifs et dans celle des enfants. Ces contes avaient un sens et une portée. On veut aujourd'hui faire plus rationnel, plus calculé, moins instinctif et on aboutit souvent à une sécheresse plus ou moins dangereuse selon le talent de l'auteur. Qui s'essaiera un jour aux véritables contes modernes, répondant à l'esprit des enfants du XXe siècle ?  (EP 6, mars 34, p.350). Chaque été, sans doute pour suppléer les journalistes professionnels en vacances, le journal Benjamin  animé par Jaboune, alias Jean Nohain, confie à ses jeunes lecteurs le soin de pourvoir au contenu d'un n°, en envoyant des articles imités de nos rédacteurs, des dessins imités de nos dessinateurs, le tout sera payé.  Freinet réagit en animateur de La Gerbe, réellement composée par ses lecteurs : Que ce soit flatteur pour les rédacteurs d'être ainsi pris pour modèles, c'est possible. Mais nous devons dénoncer cette pédagogie retardataire qui enseigne aux  jeunes lecteurs non pas à penser par eux-mêmes, à créer, mais à penser par les adultes, comme les adultes, à copier servilement... pour gagner une indemnisation à tant la ligne (EP 1, oct.34, p.23). Il est encore moins tendre avec Le Journal de Mickey  qui vient d'être lancé : C'est à désespérer de l'intelligence des éditeurs : des gribouillages informes, des histoires on ne peut plus bêtes (EP 6, déc.34, p.142). Il se montre favorable à Copain Cop  journal pour enfants créé sous le patronage de l'Office Central de la Coopération à l'Ecole, de la Ligue de l'Enseignement et du Syndicat national des Instituteurs mais, à notre surprise de le voir transiger avec son refus de tout endoctrinement, il conclut : Copain Cop serait certainement mieux accueilli s'il ne craignait pas d'être franchement socialiste et de donner les oeuvres pour enfants qui répondent à cette idéologie. Les temps viennent où il faudra être net et hardi  (EP 7, janv.35, p.166). Ne s'agit-il pas plutôt pour lui de critiquer la tiédeur politique des promoteurs? En effet, il se montre habituellement plus prudent sur le terrain de l'école. Par exemple, en recommandant la lecture du livre de Bertha Lask : A travers les âges, où un enfant d'ouvrier revit en songe les époques de luttes sociales, le servage, l'esclavage avec l'histoire de Spartacus, la guerre des paysans allemands, la Commune de Paris et la révolution soviétique, Freinet ajoute : Quant à introduire ces livres dans les bibliothèques scolaires, c'est là affaire plus délicate dont chaque instituteur devra décider lui-même selon l'ambiance et les possibilités locales  (EP 1, oct.34). Même prudence exprimée dans une critique signée P.B. (probablement Paul Boissel, de l'Ardèche) à l'occasion de la publication d'un album de Véra Barclay : Les belles découvertes de Pierre et Véronique, patronné par l'abbé Viollet et dans lequel une maman explique à ses enfants comment se reproduisent les plantes, les grenouilles, les oiseaux, les écureuils et enfin les hommes. Cela est dit avec beaucoup de tact, de naturel et de simplicité.  Devant les réticences de parents pratiquants, questionnés sur l'opportunité de faire lire l'album à leurs enfants d'une douzaine d'années, P.B. ajoute: Pour une fois que l'Eglise fait un effort d'émancipation, M. l'abbé Viollet se heurtera sans doute, surtout dans son entourage, à bien des résistances. Mais à qui la faute? En tout cas, quel cri d'indignation si c'était nous qui lancions un tel livre de bibliothèque enfantine! (EP 16, mai 35, p.380).  Freinet salue avec réserve la publication des Albums du Père Castor  animés par Paul Faucher, chez Flammarion : collection vraiment unique et qui se distingue nettement des diverses éditions pour enfants parues actuellement (...) Et pourtant, Père Castor, nous ne sommes pas encore satisfaits. Vous amusez les enfants; vous ne les éduquez pas puissamment parce que vous n'avez pu faire appel aux sources véritables de vie, à l'effort prolétarien, à l'harmonie du travail, à l'héroïsme de la souffrance ouvrière (EP 6, déc.34, p.144). Un peu plus tard (EP 19, juin 35, p.453), il critique dans cette collection Le royaume des abeilles  de Lida avec des dessins de Ruda : Nous mettons en garde le Père Castor contre la tendance capitaliste à sacrifier le fond à l'illustration, à "piper" l'intérêt du jeune lecteur sans prendre garde aux conséquences regrettables de cette duperie.  Par contre il conseille les albums publiés chez Istra par Carlier(auteur des premières brochures B.T.), sur l'histoire de la navigation, du rail et de l'aviation en regrettant que le texte en soit souvent trop condensé et trop technique, et de lecture difficile pour nos jeunes élèves qui en admireront du moins les belles illustrations (EP 17, mai 35, p.405).

 

C'est vis-à-vis du scoutisme que Freinet montre à la fois son exigence et son absence de sectarisme. A propos du livre de H. Bouchet : Le scoutisme et l'individualité,  il écrit : Nous sommes entièrement de l'avis de l'auteur, le scoutisme résulte d'une compréhension géniale des désirs et des besoins des jeunes enfants et des possibilités sociales de les satisfaire (...) Ceci dit sur le terrain plus strictement psychologique et pédagogique, nous avons à faire une réserve de la plus haute importance. Il s'agit de l'idéologie nationaliste et religieuse, ainsi que de l'illusion de fraternité des classes. Mais il conclut : Nous devons dénoncer partout l'erreur sociale de ces palabres, en nous efforçant d'adapter les principes pédagogiques de Baden-Powel aux besoins individuels et sociaux des enfants du peuple  (EP 6, mars 34, p.345). Un an plus tard (EP 17, mai 35, p.403), il rend compte d'un article de la revue Le Barrage, réagissant contre l'action nationaliste et réactionnaire des Eclaireurs pour la militarisation de la jeunesse et la préparation physique et psychologique à la guerre. Cela ne l'empêche pas de tirer parti de l'expérience du scoutisme. Ainsi, parlant d'un livre sur les jeux (EP 4, nov.34, p.97), il écrit en pensant aux masses d'enfants qui croupissent dans les villes, manquant d'espaces libres, trop mêlés et trop tôt à la civilisation qui impose ses déformations regrettables. Ces enfants-là ont besoin d'autres jeux: nous mettrions au premier rang les jeux scouts pour ceux qui peuvent les pratiquer - non pas que nous recommandions le scoutisme, on pense bien - mais il faudrait, dans les organisations ouvrières d'enfants, entraîner ceux-ci à des jeux actifs, en plein air, des jeux dans une certaine mesure créateurs, où l'imagination peut jouer un rôle prépondérant.  Un peu plus tard, tout en rappelant ses réticences sur l'esprit du scoutisme, il conseille de puiser des idées d'activités dans le journal L'Eclaireur de France  et dans le Bulletin des Comédiens-Routiers (EP 7, janv.35, p.167).

 

Dans le domaine strictement scolaire, Freinet recommande un pamphlet de Régis Messac : A bas le latin ! (EP 8, mai 34, p.457). Il oppose un livre sur le Père Girard, enseignant à Fribourg au début du XIXe s., à un autre sur l'enseignement mutuel en France à la même époque. On comprend qu'il approuve le premier d'avoir refusé d'écrire des manuels parce que "c'est ne rien comprendre à l'esprit de la méthode qui ne veut pas mettre sous les yeux des élèves ce qu'ils doivent trouver eux-mêmes. Leur donner des phrases et des règles toutes faites, c'est les dispenser de l'effort créateur et culturel de la recherche et de l'invention, c'est s'exposer à retomber dans la routine et le mécanisme de la mémoire".  A l'opposé, les protagonistes de l'enseignement mutuel affirment : "A ces enfants d'ouvriers, donnons l'instruction élémentaire. Nous les préparerons à l'habitude de l'ordre et de la subordination qui se puise dans les écoles mutuelles et se reporte dans les ateliers, mais encore, nous les mettrons en état de servir plus utilement dans l'intérieur des fabriques et de pouvoir étudier les procédés industriels dont la conservation et le perfectionnement sont si essentiels à la prospérité nationale".  Et Freinet de conclure : Si la pédagogie du Père Girard reste, par de nombreux côtés, parfaitement actuelle, on voit tout ce que cet enseignement mutuel contient de mécanique et d'antipédagogique (EP 9, juin 34, p.512). C'est sans surprise qu'on le voit conseiller la lecture du livre de Mlle Flayol sur le Dr Decroly  (EP 5, déc.34, p.119) et réagir (EP 6, p.142) à un "propos" d'Alain sur la paresse et l'effort, publié dans L'Ecole Libératrice, en écrivant : De deux choses l'une : - ou bien l'enfant sent la nécessité individuelle et sociale de l'effort que vous lui demandez. Et, s'il a un gros potentiel de vie, il saura s'y soumettre gaiement, sans que vous l'y contraigniez, - ou bien il ne comprend nullement le sens de cet effort (parce que peut-être il n'en a aucun que le désir des adultes de mortifier l'enfant, de le faire peiner, de le soumettre. Et il s'y refusera et il aura raison. Nous n'appelons pas cela de la paresse mais de la virilité. Alain continue à voir l'enfant avec ses yeux d'adulte et de professeur. La conception qu'il s'en fait changerait peut-être s'il pouvait assister au spectacle d'enfants régénérés par l'activité libre. Ce serait d'autant plus souhaitable que l'autorité d'Alain se retourne en définitive contre l'éducation libératrice, au profit de la réaction.

 

Sur un autre plan, sont-ils nombreux les bulletins pédagogiques à conseiller en 1934 la lecture des Essais de psychanalyse appliquée  de Freud (EP 6, mars 34, p.346) et surtout à consacrer trois colonnes à La crise sexuelle  de W. Reich (EP 8, p.455), trente-quatre ans avant le retour à la mode en mai 68? Citons la réaction de Freinet : Le livre de Reich nous paraît insuffisant ou même dangereux. Si l'homme, si l'enfant étaient encore à l'état de nature, la satisfaction naturelle du besoin sexuel amènerait immanquablement un état de détente salutaire. Chez les jeunes énervés, excités par l'alimentation, les lectures, le cinéma, les lumières, les couleurs, on court en effet le grave risque de voir les individus s'abandonner à la débauche sexuelle qui les "videra" physiquement et intellectuellement. Suivent des considérations hygiénistes qui évitent l'exacerbation des pulsions sexuelles. A la controverse de Reich contre le freudisme au nom du matérialisme dialectique, Freinet répond : Que la théorie freudiste ait été déformée par le capitalisme, par la mode intellectualiste d'une classe finissante, cela ne fait aucun doute ; que Freud lui-même n'ait rien compris aux théories marxistes, cela est fort probable. Ce qui n'implique pas que les théories freudiennes soient erronées, mais seulement que les chercheurs prolétariens doivent les recréer, en éliminer tout ce qui est l'abject produit du capitalisme pour en extraire les enseignements puissants qui, nous en sommes persuadés, naîtront de ces recherches.  A propos d'un récit signé *** et intitulé Puberté (Le journal d'une écolière) , Freinet écrit (EP 9, juin 34, p.516) : Nous comparons instinctivement ce livre à notre n° d'Enfantines : Maria Sabatier (ce recueil de textes de l'école du Prat, publié en juin 31, avait suscité l'inquiétude d'un militant pour la curiosité qu'il témoignait à l'égard de la maternité, inquiétude alors aussitôt tempérée par Freinet, I.E. n°44, p. 297) . Dans ces textes, écrits librement, choisis librement et imprimés, il n'y a aucune excitation anormale, aucune dépravation ; l'auteur ne sait pas comme *** qu'elle est sur le seuil de la puberté : on sent celle-ci, on comprend quel bouillonnement de vie agite cette jeune personnalité ; on devine d'inconscientes préoccupations sexuelles qui n'osent pas s'affirmer ; mais le mystère reste entier, non pas parce que l'auteur n'a su s'analyser, mais parce qu'elle se livre aussi tout entière dans sa complexité psychologique. Nous craignons que l'auteur de "Puberté" ait surtout voulu écrire un livre à scandale. Sous le couvert d'un pseudo-freudisme, on relate crément les premières aventures sexuelles d'une écolière névrosée. Freinet a su discerner lÕimposture de ce soi-disant journal dÕune écolière, nous savons que le véritable auteur était Alfred Machard, spécialiste de ce genre de littérature.

 

 Freinet revient sur le thème de la sexualité (EP 8, janv;35, p.191) à l'occasion d'un livre de Havelock Ellis sur Le mécanisme des déviations sexuelles  et réaffirme : Les spécialistes qui s'occupent, à divers titres, des déviations sexuelles et préconisent une thérapeutique exclusivement basée sur l'étude de ces déviations, négligent beaucoup trop le côté matérialiste et physiologique du problème. (...) Une alimentation naturiste, un exercice bien réglé, l'hydrothérapie auraient à coup sér fait disparaître cette obsession que l'analyse psychique est parvenue à grand' peine à canaliser. Rendant compte d'un livre de Claparède sur Le sentiment d'infériorité chez l'enfant , il relie, lui, ce problème à la libido mais approuve totalement l'auteur pour le traitement pédagogique du sentiment d'infériorité par le travail motivé (EP 11, p.264).

 

On s'attendait moins à trouver sous la plume de Freinet (EP 10, fév.35, p.240) un éloge appuyé du bactériologiste Charles Nicolle pour son livre La nature, conception et morale biologique.  Les citations qu'il en donne montrent qu'il a trouvé dans ce livre la réconciliation par la biologie du matérialisme et de la complexité : Ch. Nicolle détruit radicalement l'argument de ceux qui attribuent à la nature un but et un sens, et des voies pour la marche vers ce but. La nature est illogique et souvent monstrueuse; ses plus belles réalisations sont filles du hasard généreusement dispensé. Mais une grande loi paraît dominer toute l'évolution humaine : l'équilibre général de la vie, auquel doit répondre l'équilibre naturel individuel. Conception que nous avons senti instinctivement, tant au point de vue pédagogique que naturiste. (...) Quelle sera alors l'attitude sociale devant la nature? La grande loi, on l'a deviné, sera la recherche de l'équilibre : l'injustice est un déséquilibre que tend à rétablir l'injustice. "Le sentiment du beau n'a point une origine différente. Il nous instruit de l'harmonie. Qu'est l'harmonie sinon la marque sensible de l'équilibre? Le plaisir que nous en éprouvons est une loi biologique, l'émotion de nos sens conquis et satisfaits. Dans le domaine de la vie il n'est point de dogmes, pas même de vérité : il n'est que des états provisoires et fragmentaires. Vie, beauté, vérité évoluent, changent en même temps. Et, comme le bien se lie au sentiment de la justice, l'ensemble de ces intérêts les plus nobles de notre esprit, se confond avec le besoin, la recherche et l'amour de l'équilibre, donc avec la santé, la norme même de notre être."  L'enthousiasme de Freinet marque sa rupture avec la logique mécaniste, souvent présentée comme la seule voie du rationalisme, et son passage vers une logique du vivant, apparemment moins systématique mais plus rigoureuse s'agissant des problèmes d'éducation et de santé.

 

Une coopérative dynamique

 

Malgré les turbulences de l'année 32-33, le bénéfice d'exploitation est inespéré. Le problème est maintenant de pouvoir satisfaire les demandes de sympathisants nouveaux. Pour faciliter sa trésorerie, la CEL écarte le choix d'emprunter à la Banque des Coopératives et lance auprès de ses 500 adhérents un emprunt par actions de 50 F, avec intérêt de 5 %. Quelques mois plus tard, 300 ont été souscrites, soit 15.000 F. En apprenant la mise en liquidation judiciaire de la banque coopérative, les militants se réjouissent du choix opéré, car la CEL aurait pu tomber sous la coupe de l'Etat, ce qui dans le contexte du moment aurait été dangereux.

 

Le bilan de fin d'année scolaire 33-34 est encourageant pour les abonnements. Alors que le bulletin L'Imprimerie à l'Ecole  était passé, entre 1927 et 1932, de 200 à 500 abonnés, L'Educateur Prolétarien  a atteint 800 en moins de deux ans. Devant ce succès, on décide que le bulletin deviendra bimensuel en 34-35 (20 n° de 24 p. contenant chacun un encart de 4 fiches documentaires). La Gerbe, devenue bimensuelle depuis un an, compte 2.200 abonnés; il en faudrait 500 de plus pour son équilibre. Les textes envoyés par les classes sont publiés en rubriques : histoires d'animaux, contes, poèmes, jeux à construire, enquêtes documentaires et, sous le titre "autrefois", des récits de traditions, coutumes, des documents d'archives. A signaler également une sorte de feuilleton collectif : un personnage imaginaire appelé Gris-Grignon-Grignette, sorte de fouine qui parle, dont les aventures varient d'une région à l'autre, selon les enfants qui prennent le relais de l'histoire.

 

Pour les éditions, le problème du stock crée un déficit, assez léger pour les collections BT  et Enfantines, plus lourd pour l'édition sur carton des fiches documentaires FSC. Cela amène à ralentir le rythme de parution de nouvelles BT et à proposer, jusqu'au numéro 22*, des brochures qui sont en fait des recueils de fiches précédemment parues dans le FSC.

 

*Après la guerre, ces recueils de fiches étant épuisés, Freinet réutilisera les n° pour de nouveaux titres, ce qui explique l'anomalie des dates de première parution (par exemple, la BT n° 5 Le village kabyle  est publiée en juin 48 alors que le n° 6 Les anciennes mesures   date d'avril 34).

 

Néanmoins, les difficultés n'empêchent pas de nouvelles éditions : la Chronologie d'histoire de France (oct. 33), le livre d'Elise Freinet : Principes d'alimentation rationnelle  et une brochure sur La gravure du linoléum  (fév. 35). Freinet publie une version refondue de ses deux livres L'imprimerie à l'école  et Plus de manuels scolaires, d'abord en n° spécial du bulletin, puis en livre en y ajoutant des photos hors texte.

 

En octobre 34, a été proposée une version tout métal de la presse d'imprimerie.

 

Afin de faciliter le fonctionnement des prêts de films et de disques, des filiales départementales se sont créées dans l'Allier et les Pyrénées-Orientales. 

 

Depuis octobre 34, l'adresse de la CEL est transférée à Vence, car Freinet habite maintenant dans sa petite maison au quartier du Pioulier. Le local et les employés restent à Saint-Paul pendant quelques mois, jusqu'à ce qu'un autre local plus proche soit trouvé (sur la place de la mairie de Vence). Freinet n'aura plus alors que quelques kilomètres de déplacement pour aller y travailler.

 

Rayonnement international du mouvement

 

On assiste au développement de mouvements de l'Imprimerie à l'Ecole en Belgique (création de la coopérative belge, EP 5, fév.34, p.242) et en Espagne (participation de Freinet à l'école d'été de Barcelone, EP 1, oct.33, p.16 ; création du bulletin Cooperacion, EP 12, avr.35, p.273).  En Norvège, certains enseignants syndicalistes s'intéressent vivement au journal scolaire (EP 6, mars 34, p.300).

 

 

Un embryon d'école au Pioulier

Un embryon d'école au Pioulier Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:45

 

Un embryon d'école au Pioulier

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Freinet à Vence (1934-1936 La construction de la nouvelle école Un embryon d'école au Pioulier

  Il est probable que Freinet avait dé consacrer quelque temps à rendre habitable la rudimentaire propriété du Pioulier. Elise Freinet écrit dans L'Ecole Freinet, réserve d'enfants  (EFRE, Maspéro): "Dès octobre 1934, nous entrions dans "notre domaine". Nous nous installons dans les trois pièces de la maison et le garage attenant" (p.23). Madeleine Bens, sa fille, précise (Bulletin des Amis de Freinet, n°59, p.4) qu'elle n'avait pas 4 ans à son arrivée au Pioulier, ce qui daterait cet emménagement un an plus tôt.  Pour ceux qui connaissent l'école Freinet, il s'agit de la petite maison de pierre située à gauche, en haut de l'allée qui monte de l'entrée ; un bâtiment à un étage est venu ensuite s'y adosser. Plus tard, sa toiture fut transformée en terrasse.

NPP énumère les premiers enfants réunis dans "l'embryon d'école" avec sa fille Baloulette : Annie, la première venue (dont la famille juive avait été chassée d'Allemagne) a cinq ans, quelques mois seulement de plus que notre propre fille... Puis vint Boris (sept ans), Juif polonais, No‘l (huit ans), fils d'amis parisiens, et Pigeon (huit ans), fille de journaliste."Le groupe ne comprend que trois enfants d'âge scolaire, ce qui ne nécessite donc aucune déclaration d'ouverture d'école. Par contre, cela a nécessité l'agrandissement de la petite maison par un dortoir au toit de tôle.

Freinet écrit en 1962 dans Techniques de Vie  (n°13, p.3) : En même temps que nous nous occupions de nos cinq élèves et que nous rodions déjà les bases de notre vie communautaire, je me rendais tous les jours à St-Paul à pied ** pour régler les affaires de notre coopérative où travaillaient deux employées qui nous étaient totalement dévouées.

** Elise et sa fille écrivent que c'était à vélo et un texte d'enfants le confirme: "Chaque matin, papa part à St-Paul à vélo. Il va travailler à la CEL. Dans sa musette, il a des fruits pour son repas. Il revient vers trois heures pour travailler avec les maçons."

 

Le chantier de la future école

Freinet, dans la suite de l'article cité, décrit la construction de la future école : Faute d'appuis et de crédits, force nous a été de construire nous-mêmes, pièce à pièce, selon les responsabilités et l'aide financière de parents ou d'amis, et surtout de mettre sans cesse la main à la pâte, piochant, tirant du sable, manoeuvrant un concasseur rudimentaire pour la fabrication d'agglomérés, faisant face à toutes les exigences d'un chantier où la folle bonne volonté tenait souvent lieu de compétence. Nous faisions vraiment, dans tous les domaines, notre tâtonnement expérimental et les résultats, ma foi, furent pourtant à la mesure de nos espoirs. (...) Un bâtiment central était monté avec, au rez-de-chaussée, la cuisine et les réserves; au premier, la salle à manger et le bureau; au second un dortoir et l'unique pièce qui constituait tout notre logement personnel. 

Il s'agit du bâtiment à trois niveaux situé près du bassin d'arrosage (promu au rôle de piscine des enfants). Puis ce sera la construction, juste à côté, du bâtiment d'école, un simple rez-de-chaussée (plus tard rehaussé d'un étage) juste en contrebas.

Elise décrit ainsi le chantier :"Les maçons sont là, en effet, s'employant avec ardeur à la construction de notre école. Ce sont des camarades.* Freinet s'intègre tout naturellement à l'équipe. Ils ont fait avec lui un accord qui convient à leur condition de vie et à la nôtre : ils sont payés en fin de semaine et peuvent quitter momentanément le chantier si des obligations personnelles les appellent ailleurs, ou si les subsides manquent à l'employeur, à moins qu'ils n'acceptent un paiement à retardement quand la bourse de Freinet est mieux garnie. (...) Le dimanche, des jeunes des Jeunesses communistes venaient prêter main forte. Ils connaissaient Freinet avec lequel ils avaient créé un ciné-club et organisé des séances de libre discussion dans les perspectives d'une culture marxiste. Pour ces dimanches d'abondante main d'oeuvre, je faisais une vraie "popote de régiment", préparée en plein air et que l'on mangeait à la bonne franquette, dans une joyeuse détente."  (EFRE p.24-25)

Une photo montrant les enfants portant des briques a parfois fait dire que Freinet avait construit son école avec ses élèves. Madeleine Freinet (BAF 59) rappelle qu'ils se contentaient de faire la chaîne pour le transport de matériaux.

* Il s'agit de militants de gauche du secteur, pour la plupart communistes.

 

Un malade très actif

A St-Paul, les adversaires de Freinet qui prétendaient vouloir seulement mettre fin à son influence "bolchevique" sur les enfants du village, s'indignent de le savoir payé, non pas à ne rien faire, mais à préparer des lendemains qui ne laissent rien présager de bon. Un député de droite a même demandé la suppression de son traitement (EP 5, déc. 34, p. 101).

L'administration n'ignore pas l'avancement des travaux du Pioulier et la participation de Freinet au chantier. Elle s'émeut de l'incompatibilité d'un congé de longue durée avec de telles activités. Freinet répond que son médecin lui a conseillé l'exercice en plein air afin de consolider sa santé. Il sait aussi qu'il aura bientôt épuisé toute possibilité de congé et devra demander la retraite proportionnelle anticipée à laquelle lui donne droit son titre d'invalide de guerre. C'est la demande qu'il dépose pour la rentrée d'octobre 1935, date à laquelle il a décidé d'ouvrir son école.

 

L'annonce de l'ouverture aux militants

Depuis les réactions du congrès de Reims et la mise au point de Freinet en octobre 33 (EP 1, p.6), on ne publiait plus rien sur la nouvelle école. Le 10 avril 35, paraît dans le n°12 de L'Educateur Prolétarien (p. 269), une annonce d'offre d'emploi : Nous désirerions engager à Pâques, pour la préparer au service de notre école nouvelle, qui ouvrira en octobre, une jeune fille (de préférence orpheline), naturiste si possible, aimant les enfants et capable de s'initier aux soins et à la cuisine naturistes, en complétant son éducation.

Le n° 17 (25 mai) s'ouvre par un article de six pages annonçant l'ouverture de l'école Freinet : Notre école nouvelle ouvrira ses portes à Vence le premier octobre prochain. (Freinet reprend les arguments déjà exposés pour justifier sa décision de créer sa propre école) Inutile de dire que notre école travaillera intégralement selon nos techniques dont nous avons, à maintes reprises, précisé les fondements. Notre réalisation nous permet tout spécialement de montrer les bases physiologiques, matérialistes, de l'éducation : c'est sur cet aspect original de notre effort que nous insisterons. (cet aspect sera plus largement développé dans le dépliant) (...)

Il faut maintenant que notre école vive, commercialement parlant. Nous avons fort heureusement pu réunir, grâce à l'appui généreux de nombreux parents et amis, les fonds nécessaires pour asseoir une oeuvre qui sera totalement libre de toute ingérence politique et sociale quelle qu'elle soit. Il ne nous reste qu'à recruter nos élèves, ou plutôt à compléter le recrutement puisque nous avons déjà 10 à 12 places promises sur la vingtaine qui sera disponible. Et nous voudrions que, avec l'aide de nos camarades, les places restant à pourvoir soient occupées par des enfants pauvres d'ouvriers ou de paysans. (pour cela, Freinet préconise la constitution de comités départementaux qui prendraient en charge la pension mensuelle d'un enfant : 350 F environ).

Dans le même n°, un appel à collaborateurs : Nous apprenons que nul instituteur public ne peut exercer dans une école privée s'il n'a, au préalable, démissionné de sa fonction. Nous ne pouvons pas, pour l'instant, demander à des camarades titulaires d'abandonner une situation dont nous ne pouvons pour l'instant garantir l'équivalent. Mais nous savons, hélas! que les jeunes gens sans travail ne manquent pas. C'est parmi eux que nous recruterons nos collaborateurs.

Il nous faudrait au moins, pour octobre, un instituteur et une institutrice, ou plutôt deux aides pour guider et entraîner nos enfants. Pour cette besogne, les titres nous importent moins que la jeunesse, l'élan, le dévouement total à l'enfant, la capacité de s'effacer devant les nécessités de notre nouvelle éducation, la possibilité d'être des entraîneurs pour les diverses activités : marche, jeux, chants, travaux manuels, etc. Nous demandons aux camarades que ce travail intéresse de nous écrire.

Dans le n°18 (EP du 10 juin 35), est encarté un dépliant de 4 pages illustrées, grand format. Voici le contenu de ce véritable manifeste éducatif dont nous respectons les passages en caractères gras :

L'ECOLE FREINET A VENCE (ALPES-MARITIMES)

Votre enfant est nerveusement fragile

... comme l'immense majorité des enfants, hélas!

Vous comprenez que le surmenage irrationnel de l'école publique lui est funeste ; la désharmonie profonde qui en résulte se traduit par un caractère difficile qui vous inquiète, par des défauts ou des faiblesses contre lesquels vous vous sentez impuissants.

Pour des raisons diverses et multiples, le milieu familial ne parvient pas à rétablir un équilibre normal des fonctions organiques elles-mêmes.

Et vous êtes inquiets! L'Ecole Freinet vous rassurera.

       Elle rétablira votre enfant

Elle lui redonnera vigueur et vitalité, élan et enthousiasme ; elle en fera un pionnier, un homme!

Santé et harmonie du corps d'abord, indispensables à l'harmonie intellectuelle et morale, et aux progrès éducatifs.

                                                       NOUS VOUS OFFRONS :

+ Le séjour idéal dans un coin de la Côte d'Azur particulièrement favorisé, des locaux admirablement situés, à l'air, au soleil, près des bois, aux abords d'une fraîche rivière.

+ Une nourriture spécifiquement saine, réglée par Mme Freinet elle-même, auteur d'un livre que vous devez connaître (Principes d'alimentation rationnelle, 15 F.); alimentation à prédominance fruitarienne, avec légumes et fruits naturels, pain cuit sur place avec de la farine naturelle moulue au moulin spécial de la maison.

+ Une thérapeutique basée sur la technique du professeur Vrocho, de Nice, et qui fait merveille : désintoxication par sudations et réactions, exercices, marches, jardinage, travaux en plein air.

+ Une harmonisation de la vie dans un cadre régénérateur, où l'enfant sent naître sa puissance et accroître ses possibilités de travail et d'effort.

L'ensemble de ces conditions heureusement réalisées à l'ECOLE FREINET, donnent une base nouvelle à la pédagogie. Cette action harmonisatrice suffit à elle seule à rectifier la plupart des déficiences dont les enfants sont affectés, donne de l'audace aux faibles et aux timides, du courage aux peureux, de l'entrain et de l'activité aux paresseux, de l'altruisme aux égoïstes. Elle permet à tous de profiter au maximum des éléments éducatifs qui seront à leur libre disposition.

 Ce que sera l'éducation à l'Ecole Freinet :

Notre Education sera polytechnique, c'est-à-dire que l'enfant sera entraîné aux diverses activités sociales : travail des champs, qui en sera la base _ arboriculture, agriculture, travail ménager _ menuiserie, filature, tissage, poterie _ travaux mécaniques divers _ contact et travail régulier avec les paysans, les artisans et les ouvriers de la région.

Notre Education sera communautaire : L'ECOLE FREINET sera le domaine des enfants, où tout est étudié et réalisé pour les enfants. C'est d'une heureuse coopération entre enfants, entre enfants et adultes aussi, que naîtra la formation sociale idéale des élèves qui nous sont confiés.

Notre école travaillera naturellement selon les techniques Freinet de libre expression individuelle.

Pas de cours classique ; une école conçue, matériellement et techniquement selon des données entièrement nouvelles. Chez les enfants régénérés par nos soins, une puissante soif de connaissances, un invincible besoin de création et d'action. Et, à l'Ecole, tous les outils, tout le matériel, tous les documents susceptibles de satisfaire ces besoins : Imprimerie à l'Ecole, échanges réguliers avec d'autres écoles, Fichiers scolaires, Bibliothèque de travail d'une richesse incomparable, appareil de prise de vues et cinéma, Photographie et projections, Radio, Disques.

Nous garantissons que, pour ce qui concerne l'acquisition exigée des écoles, nos enfants, dès qu'ils auront franchi la crise difficile de la désintoxication _ plus ou moins longue selon l'état physiologique des individus _ seront en mesure de soutenir avantageusement la comparaison avec les écoles officielles, d'affronter même avec succès les examens _ étant entendu cependant que nous ne saurions nous proposer comme but la conquête de diplômes dont nous connaissons la vanité, ni accepter un bourrage contraire à nos principes de vie.

Nous faisons irrésistiblement confiance en la vie.

Nous régénérons les enfants, physiologiquement, d'abord ; psychiquement, intellectuellement, moralement et socialement ensuite.

Ces enfants régénérés, vitalisés, nous les aidons à conquérir le monde qui les entoure, à se rendre maîtres des techniques qui seront leur force.

De tels enfants, animés par cet invincible potentiel d'activité et de vie, sauront faire puissamment leur chemin.

Notre récompense sera, non pas d'avoir formé et dirigé vos enfants, mais de leur avoir redonné cette puissance et cette force qui restent seules souveraines dans la conquête intrépide du monde.

L'Ecole reçoit des enfants des deux sexes, entre 4 ans et 14 ans.

(Ecole de garçons, dirigée par Freinet, - Ecole de filles, dirigée par Mme Freinet, conformément aux règlements en vigueur *)

Les prix de pension complète varient entre 350 et 400 F. selon les enfants. La mensualité est payable d'avance et part du 1er ou du 15 de chaque mois.

L'ECOLE OUVRIRA LE 1er OCTOBRE 1935

Pour tous renseignements complémentaires, écrire à :

                                                         C. FREINET, Vence (Alpes-Maritimes)

Les passages en caractère gras le sont dans le texte de Freinet

* Devant les problèmes administratifs posés par l'ouverture d'un internat, Freinet préférera déclarer une école mixte, séparée juridiquement de la pension.

Un court appel dans le même numéro de la revue demande aux groupes de constituer des comités de pupilles de l'Ecole Freinet. Il ne reste plus qu'à ouvrir légalement l'école, ce qui ne se fera pas sans obstacles.

 

 

Un an de conflit avec l'administration

Un an de conflit avec l'administration Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:46

 

Un an de conflit avec l'administration

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 L'ouverture de l'école Freinet de Vence (août 1935- juillet 1936) Un an de conflit avec l'administration Les dossiers de l'enseignement privé des Alpes-Mari&endash;times (entreposés aux Archives Départementales de Nice sous la cote 27788) permettent de jeter un regard précis sur les démêlés administratifs suscités par l'ouverture de l'école Freinet à la rentrée scolaire de 1935.

 

Deux poids, deux mesures

Pour situer l'état d'esprit de l'administration académique de l'époque, voici quelques documents antérieurs très significatifs.

o  Le 1er mars 1926, l'Inspecteur d'Académie de Nice sollicite l'avis du Préfet. Il a reçu du Ministre de l'Instruction Publique, E. Daladier, une dépêche demandant la nomination dans son département d'un instituteur originaire de l'Isère, actuellement sans emploi, que la maladie de sa femme contraint à résider dans les A.M. Faute de ren&endash;seignements, l'I.A. de  Nice en réfère au préfet qui, le 8 mars, demande à son collègue de Grenoble tous renseignements utiles sur le compte de cet instituteur, "notamment sur son attitude et ses opinions politiques" . .Le 10 avril, le préfet de l'Isère répond que l'intéressé, en congé sur sa demande, a quitté Grenoble depuis 3 ans environ. Il était connu comme militant actif du parti communiste, mem&endash;bre de l'ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants) et du groupe Clarté. "L'intéressé, très intelligent, était connu de mes services de police comme étant or&endash;ganisateur de réunions au cours desquelles il prenait souvent la parole". Il serait, croit-on, rédacteur au journal L'Humanité. Le document ne précise pas si l'instituteur a obtenu sa nomination. Un autre document de la même époque fait penser que non.

o  Le 7 janvier 1926, le Cartel syndical des Services Publics des A.M. demande au&endash;dience à l'Inspecteur d'Académie de Nice pour l'entretenir du cas de M. Spinelli, insti&endash;tuteur à Menton, qui se plaint de ne pouvoir obtenir sa nomination à Nice. Dès le 8, l'I.A. sollicite l'avis du préfet sur la suite à donner à cette démarche.

Quelque temps plus tard, c'est le Préfet lui-même qui répond à une question du Ministre de l'Intérieur, sans doute à la suite d'interventions à l'échelon ministériel. Il explique ses raisons de ne pas donner satisfaction à Spinelli, en raison de son action communiste, comme second de Barel. Ajoutons qu'en 1927 Spinelli comme Barel feront partie du groupe de l'Imprimerie à l'Ecole et qu'ils aideront Freinet à se défendre syndicalement.

 

Ces documents, tirés du dossier 25885 des Archives départementales de Nice, en disent long sur la soumission étroite des autorités académiques à l'égard du préfet, dont l'avis est sollicité avant toute décision et l'emporte sur toute autre considération, fét-elle une intervention du ministre de l'Instruction Publique lui-même.

Symétriquement, comment réagissent ces autorités à l'égard de l'enseignement privé du département ? Un fait divers, un peu plus ancien, ne manque pas de saveur.

 

o  En novembre 1921, deux fillettes, internes à l'institution Monpensier, pension primaire privée de filles à Vence, ont fugué et sont revenues dans leur famille en se plai&endash;gnant de la nourriture et de la vie dans cette école. Les parents s'en inquiètent auprès de l'administration.

L'inspecteur primaire de Grasse, dépêché pour enquête sur les lieux, découvre une situation pour le moins surprenante. Alors que la directrice en titre est officiellement en congé de maladie, elle a en fait revendu l'établissement à sa remplaçante, sans en avoir informé la Préfecture et l'Académie, comme la loi l'y oblige.

L'inspecteur fait état de rumeurs qui circulent dans Vence, selon lesquelles la di&endash;rectrice aurait eu des "relations coupables" avec son collègue, le directeur de l'Institution Moderne*, internat privé de garçons. Cette liaison aurait provoqué des scènes violentes de l'épouse du directeur. Le bruit court même que le départ précipité de la directrice serait motivé par sa grossesse et qu'elle aurait disparu pour avorter ou accoucher clandestinement. Les derniers temps, le curé refusait d'aller dans ces insti&endash;tutions pour enseigner le catéchisme et la crainte du scandale a poussé la directrice à revendre son éta&endash;blissement. Son collègue masculin devrait en faire autant incessamment.

L'inspecteur conclut en dédramatisant la situation. La fugue des fillettes peut être attribuée à l'ennui. La régularisation administrative par la nouvelle directrice don&endash;nera l'occasion de vérifier la bonne tenue hygiénique de l'établissement. Affaire à classer, par conséquent.

* C'est dans cette même institution qu'en 1929, un élève de Freinet déclarera avoir subi des brimades (n° 16 des Extraits de La Gerbe ).

 

Pour son école, Freinet bénéficiera-t-il de l'indulgente neutralité concernant les établissements privés ou de la rigueur impitoyable visant les militants politiques et syndicaux ?

 

Une astuce pour créer une école mixte avec internat

Freinet sait que, d'après les règlements français, s'il a le droit d'ouvrir une école privée mixte, celle-ci ne pourra comporter d'internat recevant à la fois filles et garçons. Comme il tient à la coéducation, il contourne cette difficulté en dissociant administrativement les deux établissements. Sa belle-mère, Madame Veuve Lagier-Bruno, qui a participé au financement de l'achat de la propriété, est déclarée propriétaire d'une pension pour en&endash;fants (inscrite au Registre du Commerce de Grasse sous le n° 4754), se trouvant à proximité immédiate de l'école Freinet. Bien que ce soit cousu de fil blanc, la situation est juridiquement défendable puisque l'école et la pension fonctionnent dans des locaux séparés (de quelques mètres).

 

Les démarches légales

Fin aoét 1935, Freinet engage la procédure d'ouverture de son école.

o  Le 24 aoét, il dépose à la mairie de Vence, une déclaration d'ouverture d'une école privée mixte. Cette déclaration est affichée en mairie le 30 aoét. Dès ce jour, Freinet informe officiellement le Préfet de son intention d'ouvrir une école privée dans sa propriété du Pioulier à Vence. Il ne mentionne pas dans cette lettre l'affichage de sa déclaration à la mairie de Vence.

o  Le 21 septembre, il s'inquiète auprès du Préfet de n'avoir pas reçu le récépissé de déclaration qu'il doit joindre au dossier d'ouverture auprès de l'Inspection Académique. Préfet et maire se renvoient la balle et c'est seulement le 15 octobre que Freinet récupère le certificat d'affichage du maire.

o  Le 25 octobre, le Ministère de l'Instruction Publique transmet à l'Inspecteur d'Académie de Nice ampliation de l'Arrêté admettant Freinet à la retraite à compter du 1er octobre. Le 28, l'I.A. informe le Préfet qu'il a reçu le 14 de Freinet un dossier d'ouverture d'école privée mixte mais qu'il y manque le récépissé de la Préfecture. Il ajoute : "M. Freinet  n'est pas encore admis à faire valoir ses droits à une pension de retraite. La demande d'ouverture ne peut donc pas être examinée en ce moment."  En admettant qu'il n'ait pas encore reçu copie de l'arrêté, l'I.A. sait manifestement que la procédure est en cours. Lui aussi tente au maximum de retarder la procédure.

o  Enfin, le 31 octobre, la Préfecture envoie le récépissé de la déclaration d'ouverture. Le 6 novembre, l'I.A. transmet le récépissé réglementaire de son admi&endash;nistration pour l'autorisation d'ouverture.

Maire, Préfet et Inspecteur d'Académie ont tout fait pour retarder les formalités. Maintenant, le dossier est complet, plus rien ne s'oppose à l'ouverture légale de l'école Freinet.

Il faut dire qu'en réalité, Freinet n'a pas attendu pour ouvrir son école. Le 23 octobre, alors que la procédure administrative n'était pas encore terminée, les enfants impriment la liste des 13 élèves du moment. Il y a 5 garçons et 8 filles : quatre enfants de 5 ou 6 ans, trois de 7 ans, trois de 8, deux de 9 ou 10 ans, un seul va avoir 13 ans.

On pourrait croire que, désormais, l'école va suivre son cours sans his&endash;toire. Ce serait compter sans l'acharnement administratif.

 

L'interdiction d'ouverture

o  Le 5 décembre, arrive chez le Préfet de Nice un télégramme du Ministre de l'Education Nationale ainsi rédigé :

PRIERE INFORMER EXTREME URGENCE INSPECTEUR D'ACADEMIE PREFERABLE FAIRE OPPOSITION OUVERTURE ECOLE PRIVEE FREINET A VENCE SEULEMENT POUR MOTIF INTERNAT

o  Le même jour, est envoyée à l'I.A. une lettre plus explicite.

Vous m'avez rendu compte que M. Freinet,, instituteur public en retraite, vient de produire un dossier en vue d'ouvrir une école privée mixte à Vence (quartier du Pioulier) dans une propriété lui appartenant. L'enquête faite par l'I.P. de Grasse a établi que le local proposé comprend trois immeubles :

a) un local neuf conforme au plan présenté

b) une grande maison qui serait une  "maison de famille"  (dirigée par la belle-mère de M. Freinet), à quelques mètres à peine du local proprement dit

c) une autre maisonnette annexe de la "maison de famille" où une salle a été trans&endash;formée en dortoir (comptant actuellement 8 lits.).

Il paraît bien que la "maison de famille" ne constitue qu'un internat privé, annexé clandestinement à l'école; ces deux établissements n'étant pas indépendants et un in&endash;térêt commun existant entre l'école et la maison logeant les élèves (Grenoble 17.1.13 - Dijon 22.12.09)

Dans ces conditions, j'estime avec vous qu'il y a lieu de former opposition à l'ouverture de cette école pour le motif de défaut de déclaration d'un internat privé (qui, du reste, ne peut pas être établi dans une école mixte (article 177 de Décret du 18.1.1887) existant sous la désignation fictive de "maison de famille"

                                                                                   Signé  : le Ministre

                                                                                          M.Roustan

o  Dès réception, l'I.A. de Nice envoie à Freinet un télégramme :

JE FAIS OPPOSITION OUVERTURE DE VOTRE ECOLE PRIVEE MIXTE A VENCE. MOTIF DEFAUT DECLARATION INTERNAT PRIVE MIXTE. LETTRE SUIT

                                                                                           ONETO Inspecteur d'Académie

o  Suit une lettre :

A la date du 6 novembre dernier, je vous ai adressé le récépissé réglementaire re&endash;latif à la demande d'autorisation en vue d'ouvrir une école primaire mixte au quartier du Pioulier à Vence, dans une propriété vous appartenant.

J'ai l'honneur de vous faire connaître que, à la suite de l'enquête à laquelle j'ai fait procéder, je fais opposition à l'ouverture de votre école pour le motif suivant :

                       Défaut de déclaration d'un internat mixte

Cette lettre fait suite au télégramme officiel que je viens de vous adresser ce matin.

                                                                     L'Inspecteur d'Académie: Onéto

o Immédiatement, conformément au principe du dédoublement juridique des établissements, Mme Lagier-Bruno réagit. Elle proteste contre le retard d'ouverture de l'école privée proche de sa pension.

o Le 24 décembre, le Préfet, sur proposition de l'I.A., désigne l'Inspecteur Primaire de Nice-Ouest comme rapporteur de l'opposition administrative à l'ouverture de l'école Freinet. Il convoque le Conseil Départemental de l'Enseignement Primaire pour le 3 janvier 1936 à 10 heures et invite  C. Freinet à y comparaître. Le rapport et les pièces du dossier seront à sa disposition  le jeudi 2 janvier, à partir de 9 H 30.

Le Conseil Départemental est composé du Préfet, de l'I.A., de 2 inspecteurs (le rapporteur plus celui de la circonscription : Grasse), des deux directeurs d'E.N., de 4 conseillers généraux, de 2 instituteurs publics, 2 institutrices publiques, 2 instituteurs privés.

o Le 3 janvier, le Conseil Départemental confirme, par 9 voix contre 4 et 2 abstentions, l'opposition de l'I.A. à l'ouverture de l'école Freinet. Les enseignants publics ont soutenu Freinet en votant contre, les enseignants privés se sont abstenus. Tous les autres (sauf un conseiller général absent) ont voté contre Freinet. Le 9, le garde-champêtre de Vence vient notifier à Freinet l'opposition à l'ouverture.

o  Le 18, Freinet dépose son dossier de pourvoi qui est transmis au Ministère.

o Le 5 février, l'I.P. de Nice-Est (rappelons que Vence n'est pas dans sa circonscription;  c'est le 3e inspecteur mêlé au dossier) est envoyé par l'I.A. enquêter au Pioulier. Il constate que l'école fonctionne. Freinet déclare qu'il a 14 enfants d'âge scolaire, que son école n'a aucun caractère clandestin et qu'elle est régulièrement ou&endash;verte puisqu'aucune opposition n'avait été faite dans un délai d'un mois à partir du dépôt du dossier d'ouverture.

o  Aussitôt l'I.A. demande au Procureur de la République de Grasse de poursuivre Freinet pour infraction à l'article 40 de la loi organique du 30.10.1886.

 

Mais le recours déposé par Freinet ne peut être désormais tranché qu'à Paris. Manifestement, Freinet a dé s'entourer de conseils juridiques, probablement grâce à ses amis syndicalistes. Si l'administration a découvert le point faible de sa position, elle a réagi trop tardivement. Pourquoi, malgré une volonté évidente d'empêcher l'ouverture, a-t-elle choisi si tard le terrain où elle avait toutes les chances de la bloquer? Parce que les vraies motivations étaient ailleurs. Elles sont clairement exprimées dans une lettre envoyée par le Ministère de l'Education Nationale à l'I.A. de Nice, le 4 janvier 36.

Pour faire suite à mes précédentes communications  (ne se trouvant pas dans le dossier), relatives à M. Freinet, instituteur retraité qui a déclaré son intention d'ouvrir à Vence une école primaire privée, j'ai l'honneur de vous faire connaître que M. le Ministre de l'Intérieur (souligné par moi) a appelé mon  attention sur l'action pédagogique révolu&endash;tionnaire à laquelle se livrerait cet ancien maître.

M. Freinet aurait été aidé par la Fédération Unitaire de l'Enseignement et par toutes les organisations révolutionnaires de la région pour créer "une école populaire pour enfants prolétariens" qui serait actuellement ouverte.

Une souscription aurait été ouverte auprès des instituteurs de toutes tendances pour assurer le fonctionnement de l'école. Les fonds ainsi recueillis auraient été adressés au secrétaire du Syndicat Unitaire des Alpes-Maritimes.

Je vous serais obligé de vouloir bien  me renseigner à ce sujet.

                                                                      Pour le Ministre et par autorisation,

                                                                   Le Directeur de l'Enseignement Primaire

                                                                               Th. Rosset

C'est probablement la servilité même de l'administration académique, à l'égard du pouvoir politique et de ses obsessions, qui lui a fait méconnaître les points faibles du dossier sur lesquels il était facile de coincer Freinet dès le début. Comme il s'agissait, depuis l'affaire de St-Paul, d'un dossier politiquement chaud, chacun voulait d'abord se couvrir auprès de ses supérieurs, d'où le dépassement des délais.

 

La victoire de Freinet

L'épilogue n'intervient qu'en juillet 1936. Entre temps, un événement majeur s'est produit : la victoire électorale du Front Populaire. Certes le Conseil Supérieur, appelé à trancher, n'a pas changé de composition, mais les pressions politiques ne jouant plus dans le même sens, il ne peut statuer que sur les problèmes de procédure.

Le 8 juillet 1936

Le Conseil Supérieur de l'Instruction Publique,

Vu la déclaration faite le 14 octobre 1935  par le Sieur Freinet en vue d'ouvrir une école primaire privée mixte au Pioulier, commune de Vence (A.M.),

Vu l'opposition faite à l'ouverture de cette école par l'I.A. des A.M. le 5.12.1935,

Vu la décision du Conseil Départemental de l'Enseignement Primaire des A.M. en date du 3.1.1936,

Vu l'appel formé contre cette décision par le Sieur Freinet,

Attendu que l'Inspecteur d'Académie n'a pas fait opposition dans le mois de la dé&endash;claration d'ouverture faite par le Sieur Freinet,

Après en avoir délibéré, la moitié des membres plus un étant présents, à la majorité absolue, déclare le Sieur Freinet recevable de son appel et, réformant la décision du Conseil Départemental des A.M., déclare tardive et par suite irrecevable l'opposition faite par l'Inspecteur d'Académie.

                                                                Fait à Paris, le 23.7.1936

                                                                Le Ministre de l'Education Nationale

                                                                 Président du Conseil Supérieur

                                                                                  Jean Zay

C'est la victoire pour Freinet. Mais en 1940, l'administration cherchera à faire payer sa défaite de 1936.

 

 

Les premiers mois vus à travers les textes des enfants

Les premiers mois vus à travers les textes des enfants Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:48

 

Les premiers mois vus à travers les textes des enfants

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  Pour nous permettre d'assister au démarrage de l'école Freinet, le mieux est de laisser la parole aux enfants à travers les textes libres de leur livre de vie. Derniers préparatifs Les premiers textes ne sont pas datés, contrairement aux habitudes de la classe de Freinet à Saint-Paul, mais peut-ëêtre est-ce une mesure de prudence, les formalités administratives d'ouverture ayant été à plusieurs reprises retardées.

Chacun des sept petits textes suivants est imprimé en gros caractères, probablement pour l'apprentissage de la lecture par les plus petits, et occupe toute une page. On y suit l'évolution des derniers travaux :

L'Ecole Nouvelle est terminée. Nous aurons l'électricité demain soir. Nous sommes 21 dans la famille : 15 enfants et 6 adultes.

Albert s'occupe de l'électricité. Il a presque terminé l'installation.

Hier soir nous avons fait les essais de l'électricité.* Quelle joie de voir la lumière. Ce sera commode  de manger avec l'électricité.

Notre moulin est installé. Bientôt nous ferons du bon pain comme à Gars. Nous le ferons cuire dans notre four.

Avant-hier soir, on a changé de dortoir. Comme nous étions contentes! Maintenant il y a le dortoir des garçons et celui des filles.

La mémé de Baloulette est arrivée. Elle nous a apporté de la tarte et du bon pain de montagne. Mémé nous fera de bonnes tourtes. Nous sommes bien contents.

Nous sommes allés chercher le poêle chez M. Rubion. Demain, nous allumons les poêles.

* Le courant est alors fourni par un groupe électrogène, car le quartier n'est pas encore électrifié.

En l'absence de date et de pagination, leur ordre n'est pas certain. Il peut sembler curieux que les enfants accueillent à son arrivée la "Mémé" Lagier-Bruno qui est en principe la directrice de leur pension. Mais, dans la logique capitaliste, rien ne contraint une propriétaire à se trouver en permanence au travail sur place. Qui pouvait l'empêcher de déléguer ses responsabilités à sa fille, Elise Lagier-Bruno (par ailleurs épouse de Célestin Freinet, directeur de l'école mixte voisine)?

 

Le véritable démarrage

Le 10 octobre, les enfants annoncent la création de leur journal qu'ils ont appelé Pionniers .

                            CHERS LECTEURS

L'école Freinet vous présente aujourd'hui son premier livre.

Vous y trouverez simplement la relation de notre vie quotidienne.

Ce livre est l'oeuvre des participants à la Coopérative des "ENFANTS LIBRES", laquelle fonctionne sous la présidence du camarade Lulu Vincent.

L'école Freinet espère que vous prendrez à lire ce livre autant de plaisir qu'elle a eu à le composer.

Fait en commun au Pioulier

le 10 octobre 1935

                                                        L'ECOLE FREINET

Le "camarade" Lulu est le plus grand des élèves, il aura bientôt 13 ans. Bien que les nouveaux habitants du Pioulier soient authentiquement des pionniers, au sens farwest du terme, c'est la connotation soviétique de mouvement de jeunesse qui frappe dès l'abord.

Le 21, un texte non signé parle de la façon dont Marguerie a attrapé un lézard vert en lui présentant une herbe qu'il a saisie dans sa gueule et n'a plus lâchée. Qui est ce Marguerie, non cité dans la liste des élèves ? Un adolescent, ancien élève de Saint-Paul, embauché par Freinet pour l'aider. Deux autres jeunes Vençois secondent le couple Freinet (que les enfants appellent Papa et Maman) et Mme Lagier-Bruno mère (appelée Mémé): Albert (18 ans) et Fifine (jeune fille de 17 ans). Forment-ils déjà un couple à ce moment ? En tout cas, ils ne tarderont pas à se marier et à fonder une famille. Seule la mort d'Albert, fusillé avant la Libération, les séparera.

Les enfants racontent leurs vendanges chez un voisin, Félix Rubion; ils ont été vite rassasiés de raisin alors qu'ils se promettaient d'en manger des kilos.

Dans un autre texte, ils se réjouissent de pouvoir aller en décembre à la foire de Nice pour monter dans le grand huit et sur les chevaux de bois.

Foune (fillette de 7 ans 1/2) se plaint que Mami ne soit pas venue dimanche et voudrait aller la voir à Nice.

Le 29, Claude (10 ans 1/2) décrit sa perception de la montée du nazisme quand il habitait en Allemagne avec sa mère.

Quand je suis arrivé en Allemagne, je ne connaissais pas un mot d'allemand. Mais j'étais très patriote; je croyais que l'Allemagne était une sorte d'hôtel où on meurt de faim.

Un jour, dans un tramway, je vois un monsieur avec une croix d'honneur. Je lui ai dit d'un ton mal élevé : "Ce n'est pas vous qui avez gagné la guerre."

J'étais dans une pension privée communiste. J'avais très peur de la guerre. (...)

Dans ce temps-là, Hitler avait constitué un groupe hitlérien. Je ne savais ce que c'était. La révolution était commencée. Il y avait des batailles dans les rues entre les gens et les agents de police.

Il y avait la jeunesse hitlérienne. Tous les enfants avaient un poignard sur lequel était inscrit :"Sang & gloire". Car c'était une gloire d'enfoncer son poignard dans la poitrine d'un juif. A l'école je me battais sans cesse avec des enfants parce que j'étais français.

Quand passait un train d'hitlériens, il était obligatoire de crier "Heil Hitler"; si on ne criait pas cela, on allait en prison. A moi on m'avait donné un insigne bleu blanc rouge, qui me dispensait de crier "Heil Hitler".

Ma mère m'a dit qu'elle était allée au théâtre et qu'un monsieur avait dit : _ Que Dieu nous donne la liberté de penser.

Tout le monde a applaudi.

Ces souvenirs graves n'empëchent pas le journal d'octobre de se terminer par des devinettes.

Début novembre, grande nouvelle :

Aujourd'hui, M. Lebrun le professeur de musique vient. Il apporte un accordéon à Claude, un saxophone à Lulu et peut-être un violon à No‘l. Nous aurons notre orchestre.

 

Le drame se mèle parfois à la vie quotidienne

Le 7, un texte plus dramatique : le récit par Germaine (9 ans 1/2) de l'incendie de la maison de Catherine (5 ans 1/2) qui était sa voisine dans son village des Hautes-Alpes, au nord de Briançon. On sauva de justesse les enfants. Le plus tragique, c'est que le père, en état de démence alcoolique, est le responsable de l'incendie, que la mère est devenue folle. Faut-il s'étonner que Catherine parle peu depuis son arrivée à l'école avec son amie Germaine? Les deux fillettes ont été prises en charge financièrement par un comité de militants des Hautes-Alpes et de la Creuse.

Deux jours plus tard, les enfants reparlent de Catherine : Elle parle seule : "Moi, je vais détruire mes enfants. Au moins ils seront plus heureux. Quand j'étais grande, je chantais, pendant des mois et des années, des chansons à mes enfants. Mon père est vilain, il a brélé la maison mais j'aime bien ma mère". Dans le n° 7 de L'Educateur Prolétarien , du 10 janvier 36, est citée l'intégralité des confidences dramatiques de Catherine, sans doute pour montrer aux militants quelles détresses permet de secourir leur argent.

Le 8, Coco (7 ans) raconte qu'Albert l'a réveillée alors que, debout en pleine nuit, elle tentait d'enfiler ses jambes dans les manches de son tricot. Moi je ne m'en souviens pas. On me l'a dit. C'est rigolo.

Foune écrit : Dimanche nous sommes allées au cinéma à Vence.  Mais nous ne saurons rien du film, sinon que c'était un peu triste à la fin. L'important : Nous avons acheté des surprises.

Le 12, Lulu, le plus grand,  raconte qu'avec Claude il a conduit les deux chèvres au bouc chez un voisin. Il ne décrit pas ce qui s'est passé mais précise :  Le long du chemin, elles bêlaient. Quand nous sommes arrivés chez M. Savino, les chèvres étaient contentes, elles sentaient le bouc. (...) C'est d'abord Bichette qui a passé, après ce fut au tour de Bibine. M. Savino nous a dit que les deux étaient bien prises. Les chèvres étaient contentes. On aurait dit qu'elles étaient allégées d'une lourde charge.

Le même jour, les petits racontent : Pierrot est parti, son oncle s'ennuyait trop sans lui. Il est venu le chercher ce matin de bonne heure. Il était content : il mangera encore des bonbons et il fera ce qu'il voudra. Mais il ne sera pas un pionnier.

Pigeon (fillette de 8 ans 3 mois) raconte que Maman les a emmenés à cinq jusqu'à Saint-Paul pour acheter des figues sèches.

Le 14, les enfants impriment le menu du jour :

DEJEUNER : Pommes et pain - Tourte aux pommes de terre - Fromage blanc - Raisin

DINER : Gratin au riz et aux herbes - Compote de pruneaux - Dattes et noix - Pommes

Un long texte de Lulu décrit la fabrication du pain à l'école. D'abord, on moud à la main le blé acheté à Coursegoules. Mémé se charge de pétrir la pâte. Quand celle-ci est levée, elle forme une vingtaine de pains et une fougasse avec les restes. Marguerie est chargé du feu dans le four mais c'est Papa qui retire les braises, enfourne puis défourne les pains et la fougasse. Moment de joie collective quand on se partage la fougasse encore chaude.

Le 16, panne d'imagination chez les petits : Moi, j'ai la tête vide. - Moi, dit Baloulette, je n'ai pas d'idées dans la tête mais j'en ai dans le ventre!  - Demandons au chien s'il en a des idées! - Je n'ai pas d'idées.

Le 18, c'est le drame : Samedi, en sautant un escalier, Baloulette s'est cassé la jambe au-dessus du genou et démis la rotule. Elle devra rester 10 jours couchée, la jambe droite suspendue.  Pour Elise aussi, c'est un drame, car cela réduira sa disponibilité alors que tout n'est pas encore en place (mais dans cette école en mouvement, tout peut-il l'être un jour?). Foune écrit : Ce matin, nous avons mangé à la cuisine. On déménageait et le réfectoire était encore encombré. Nous étions tous contents, on avait bien chaud.  Un récit sera tiré de l'accident de Baloulette : Conte d'une petite fille qui s'était cassé la jambe  (Enfantines n° 74).

Les enfants ont fait une cabane en briques qui a résisté au vent la nuit.

Le 25, l'imprimé du jour annonce que Baloulette va bien mieux, qu'une petite Line vient d'arriver avec une jolie poupée qu'elle prêtera à Baloulette et aux autres petites filles. Oleg écrit que l'on va installer la radio à l'école et faire des tableaux de l'air, l'homme, l'habitation, le feu, la géographie.

Lulu qui a vécu en Algérie publie un long texte dactylographié de 5 pages sur les Arabes et leurs coutumes. Il le conclut ainsi : Les indigènes ont le caractère un peu aigri par la misère et par le dédain des Français envers eux. Sans cela, ils ont très bon coeur et j'étais un grand ami des petits Arabes.

Le journal du mois se termine par des jeux et un plan polycopié des locaux scolaires : trois petits ateliers et quatre petites salles de travail. Ayant enseigné personnellement, 15 ans plus tard, dans le même bâtiment, je constate que les salles de travail furent par la suite réunies deux à deux pour constituer deux classes de plus grandes dimensions. Un petit local attenant contenait les cabines de sudation et une douche.

Le mois de décembre commence par un appel à la générosité :

A tous les amis de l'école Freinet

Nous voudrions faire un arbre de No‘l. Mais nous sommes tous pauvres. Pourriez-vous nous aider? Ici, tout est en commun, il est inutile de nous faire des cadeaux personnels. Ce que vous nous offrirez sera pour la communauté. Nous ne mangeons ni gâteaux ni sucreries. Tous vos envois seront les bienvenus. Nous vous remercions.

                                                        Les élèves de l'école

Le 6, la neige blanchit les sommets que l'on aperçoit de l'école. Cela fait rêver les enfants : Quelle chance si nous avions de la neige cet hiver. Nous pourrions faire des boules et des bonshommes de neige. Nous nous laverions avec la neige mais nous aurions froid aux mains.  Mais au Pioulier il y a peu de chance d'en avoir : Il pleuvra mais il ne neigera pas.  Alors pour prolonger le rêve, Germaine parle des 2 mètres de neige du Val des Prés, Pigeon de la Suisse d'où elle vient et Claude de l'Allemagne. Lulu ajoute qu'en Algérie, après quatre années sans neige, il en était tombé mais qu'elle fondait à mesure.

Lulu écrit qu'il a rêvé qu'il se retrouvait dans son ancienne école. En se réveillant, il est tout joyeux de se souvenir qu'il est dans une école libre nouvelle  et de penser aux beaux travaux intéressants que nous faisons.

Le 17, un rêve s'est exaucé : Tous les dimanches, de jeunes camarades de Vence viennent travailler pour nous faire un garage car l'auto n'est pas bien dehors. Ces jeunes travailleurs mangent avec nous. Hier, ils ont fait la bataille à boules de neige avec nous. Nous avons fait marcher la TSF. Nous nous sommes bien amusés.

Un texte aux correspondants de Toctoucau (Gironde) précise que Baloulette va beaucoup mieux mais elle doit encore rester couchée jusqu'au 21 décembre; elle pourra seulement s'asseoir.  Les enfants ajoutent qu'ils ne travaillent pas comme dans une école normale : nous avons des fiches de telle sorte que nous pouvons travailler sans maître. Nous apprenons à nous débrouiller.  Quelques précisions sont données sur le régime alimentaire (salade, fruits, riz et pain sans sel) qui évite la soif.

 

Des nouveaux obligent à repenser l'organisation

Quelques jours avant la No‘l, arrivent huit enfants de Gennevilliers : trois frères de 12, 6 et 4 ans, trois autres de 9, 6 et 4, un garçon seul de 11 ans et une adolescente de 14 ans. Des "cas sociaux", plus habitués à la débrouille individuelle qu'à la vie coopérative, qui ne seront pas sans bouleverser un peu les habitudes de la communauté naissante.

Le 27, Claude fait le compte rendu de la veillée de No‘l qui accueillait aussi les habitants du quartier. Des chants, dont La jeune garde, des jeux dramatiques, dont La farce du cochon  que Freinet avait déjà publiée à l'école de Saint-Paul. Le père No‘l était en retard car il avait manqué le train, mais il arrive tout essoufflé et tout se passe pour le mieux.

Janvier commence par le texte de No‘l racontant les tours de manèges à la foire de Nice. Le 7, on fête les rois. Claude a joué de l'accordéon et No‘l a fait du phonographe. Bourrée, danse russe et pyramide par les grands.

Le 8, les grands racontent leur promenade du dimanche avec Marguerie. Ils ont coupé tout droit en traversant la vallée de la Cagne. Un plan polycopié suit le texte.

Le 12, les grands sont allés à Vence voir un match entre Vence et Nice. Vence a gagné 1 à 0, mais  ce n'était qu'un match amical et des spectateurs ont protesté car ils avaient payé pour un match de championnat. Preuve que les joueurs de l'équipe de Nice étaient des bourgeois : ils avaient leurs voitures particulières.

Le 15, les enfants parlent des conférences : Tous les soirs à 17 h., nous faisons des conférences. Chaque enfant à son tour prépare sa conférence, cherche des vues et des documents dans le fichier, dessine une carte s'il le faut. Les grandes personnes aussi; des ouvriers, des paysans des environs viennent nous faire des conférences. L'autre soir, un jeune paysan, Antoine, nous a parlé de son voyage de Nice à Perpignan à bicyclette, des vendanges et de la cueillette des cerises. Quand nous aurons le cinéma, ces conférences seront accompagnées de projections.

Dans un texte non daté, Jacques et Lucien explique l'éclipse de lune qui s'est produite la veille à 18h.

Le 17, Lucien et Claude racontent leur découverte de la petite chapelle Saint Lambert au milieu du bois. Ils sont montés sur une barre de fer de la porte pour voir à l'intérieur mais n'ont pu s'empêcher de jeter des pierres pour faire sonner la cloche et de glisser des cailloux dans le tronc.

Le 20, on demande 20 imprimés, le nombre d'élèves ayant augmenté. Baloulette va mieux; on va lui apprendre à marcher. Nous allons travailler aux champs et regarder un voisin qui est venu tailler nos arbres et nos vignes.

 Le même jour, Claude raconte que, revenant en voiture du Rassemblement Paysan, avec Lulu et Papa, il ne retrouvait plus le porte-monnaie que Papa lui avait prêté pour acheter un pain et dont il avait besoin pour payer l'essence. Heureusement il était au fond d'une de ses poches.

Le 22, Lucien et Jeannot parlent de la conférence de Papa sur la guerre de 1914 et terminent par : Avec l'argent dépensé pendant la guerre, on aurait pu construire des milliers d'hôpitaux, d'écoles, de maisons et d'usines.

Le 21, Foune annonce que Baloulette marche déjà bien. Cette dernière ajoute : Maintenant je vais dans la grande salle avec Papa, Foune et Pigeon.

Dimanche, des enfants sont allés au cinéma avec Marguerie, voir Chabichou  et Le contrôleur des wagons-lits.

Le 23, Lucien raconte ce que lui a écrit son correspondant de Toctoucau.

Ce soir-là, les grands, à 12 dans l'auto sont allés à Vence voir la projection privée de films soviétiques : Le cuirassé Potemkine  et Le Turk-Sib (des travailleurs de choc ont construit en deux ans un chemin de fer reliant le Turkestan à la Sibérie). A l'entr'acte, Lucien a vendu un "Cri" (journal des travailleurs communistes de Nice) et Claude 15 "Russie d'aujourd'hui". A la fin, on a chanté l'Internationale le poing levé.

Le 24, la coopérative Les enfants libres de l'école Freinet  remercie les donateurs : 38 personnes et 9 groupes pour un total de 3000 F.

Le 25, des notes manuscrites de Freinet signalent, pour la première fois, que l'A.G. de la coopérative se fait juge des faits commis au cours de la semaine. Surtout des problèmes de discipline interne au groupe (bruit pendant que les autres travaillent) ou disputes entre frères. Cela semble marquer la naissance du conseil de coopé.

Le 27, Jaki (12 ans 8 m) raconte la promenade à pied à Saint-Jeannet.

 

Une divergence pédagogique au grand jour

Le 30, long texte sur l'organisation du travail. Des règles précises sont rendues nécessaires par l'arrivée des nouveaux venus peu disciplinés et par le partage des responsabilités entre Freinet et Elise qui, pour la première fois, travaillent avec un même groupe d'enfants.

 Hier soir, nous avons continué la réunion d'avant-hier. Nous avons discuté pour savoir si nous allions travailler par équipes ou selon une méthode anarchiste. Papa et maman ont discuté très longtemps sans pouvoir se mettre d'accord.

Maman voulait que les grandes personnes soient responsables parce que les enfants ne peuvent pas s'instruire tout seuls, Papa voulait que les enfants soient responsables car ils doivent apprendre à se débrouiller. Mais il a dit que naturellement quand on ne sait pas quelque chose on va le demander aux adultes qui nous aideront ou à nos voisins paysans qui seront alors nos professeurs.

Mais si nous voulons travailler pendant un jour ou une semaine à un certain travail, on peut, quitte à se rattraper ensuite pour l'exécution de notre plan. Seulement il faut que les membres de l'équipe soient d'accord.

Elise sent bien que le compte rendu des enfants penche nettement du côté de Freinet et elle éprouve le besoin de s'expliquer plus longuement. Un texte dactylographié, tiré au duplicateur, suit le texte précédent :

Maman dit que nous n'avons pas bien compris sa pensée. C'est pourquoi elle précise ce qui suit :

Je demande que les adultes soient responsables de certaines activités comme le dessin ou les sciences, non pas pour asservir mais :

1° - Parce que l'adulte fait partie d'une communauté au même titre que l'enfant et qu'il doit avoir des droits égaux;

2° - Parce que, pour certaines activités comme les sciences, l'enfant a besoin d'une aide efficace et permanente. Il est normal que l'adulte soit là pour éduquer en attendant qu'un enfant puisse devenir responsable. C'est un moment de transition.

3° - L'adulte a aussi à faire sa propre éducation car il est déformé plus que l'enfant. S'il est responsable, il est obligé de mieux vous suivre et de faire lui aussi son plan.

Je veux être responsable pour le dessin parce que je sens que je peux vous aider à faire des dessins plus vrais et plus beaux, tout en vous laissant votre liberté. Je veux aussi être responsable parce que je vois plus loin que vous dans le travail que je veux organiser. Je sais que quand vous êtes seuls, vous ne pouvez pas faire un gros effort. C'est pourquoi ma pensée vous soutient quand la vôtre est fatiguée.

Si le PLAN ne m'impose pas des devoirs précis vis à vis de vous, je peux vous oublier pour une autre occupation et cela peut être triste pour des petits comme No‘l qui sont de grands artistes avec une petite volonté.

Le débat montre bien la divergence de position. Si Freinet va plus loin dans le sens de l'autonomie enfantine (c'est important quand il doit s'absenter de l'école pour cause de militantisme), Elise se montre réaliste, car les nombreuses tâches matérielles qui lui échoient l'obligent à une clarification de ses responsabilités pédagogiques. Ces textes nous éclairent sur la dialectique qui fut en permanence celle du couple Freinet, comme dans de nombreuses équipes d'éducateurs. Mais qui a déjà poussé le courage jusqu'à expliciter aussi publiquement les termes de la dialectique?

Comme d'habitude, le journal du mois se termine par des jeux.

Le 2 février, les enfants racontent la promenade à Saint-Paul à vélo. A part l'indication : Nous avons rencontré des religieuses qui nous ont regardé d'un drôle d'oeil (mais quel était leur comportement à eux?), l'originalité du texte tient dans la signature : non pas un ou deux prénoms mais Equipe Moskowa.

 

Des noms d'équipes qui interrogent

Les enfants sont maintenant répartis en plusieurs équipes dont voici les noms : Moskowa, Les Oudarniks (nom des équipes de travailleurs de choc en URSS), Les Stakanovs (du nom du champion soviétique de la productivité industrielle), Les Abeilles  et une curieuse équipe No‘l  qui surprend à côté de la symbolique soviétique. Une symbolique qui ne laisse pas sans réaction Maurice Wullens qui se trouvait aux côtés de Freinet en 1925 pendant le voyage en URSS et qui a pris ses distances avec le stalinisme. Il reproche longuement à Freinet de rester séduit par l'idéologie soviétique et, sur ce plan précis, de ne pas être cohérent avec son refus de l'endoctrinement : Alors, non, mon vieux, bourrage de crânes pour bourrage de crânes, je suis contre l'un et contre l'autre, contre le bourrage de crâne bourgeois-patriotard et contre le bourrage de crâne pseudo-prolétarien.  Freinet reproduit dans L'Educateur Prolétarien (n° 12-13 de mars 1936, p. 243) la longue lettre de Wullens et lui répond. Sur les noms d'équipes de ses enfants, il précise : Je reste, aussi farouchement que toi, opposé à tout bourrage de crâne. Si certains enfants sont venus ici avec l'esprit un peu trop farci de conceptions simplistes sur les bourgeois et le fascisme, nous luttons de notre mieux contre cet automatisme verbal qui oppose une classe à une autre. Nous voulons enseigner à nos enfants à penser par eux-mêmes, et surtout à agir, à lutter, sans verbiage, sans parti-pris inconsidéré. Nous aurions conscience d'avoir raté notre oeuvre si nos enfants devenaient un jour d'orthodoxes bavards, alors que nous voulons en faire des lutteurs et des Pionniers qui, parce qu'ils seront en avant, serviront toujours d'avant-garde prolétarienne. Mais les enfants ont naturellement choisi librement le nom de leur équipe. Quel mal y a-t-il à ce qu'ils se nomment "Stakanovs" ou "Oudarniks" plutôt que "Bourdons" ou "Abeilles" ? Quant à nous, l'exemple des ouvriers révolutionnaires de l'URSS ne nous paraît pas indigne de l'effort de libération que, dans le cadre des luttes contemporaines, nous avons entrepris.

Sur le libre choix par les enfants, hors de toute influence, Freinet dit vrai. Voici ce qu'il écrit plus tard des enfants de Gennevilliers à leur arrivée : Ils représentaient assez bien la masse des pierrots des villes ouvrières, entassés dans les taudis, s'attardant le soir dans les bals et les cafés, surexcités par une alimentation, abondante parfois, mais profondément irrationnelle, habitués à tourner dans des coins étroits ou à courir les rues, le poing levé, en criant à tue-tête "La Rocque, au poteau!" ou scandant :"Les soviets partout! Les soviets partout!..." ce que Catherine, dans sa candeur, traduit par le même cri :"Les serviettes partout! Les serviettes partout!" "(E P spécial 19-20 de juillet 1936, p. 14).

Un exemple significatif : celui de l'équipe No‘l dont le nom ne manquait pas d'intriguer dans cette école "peu catholique". Le 3 mars, nous avons l'explication : No‘l (9 ans) avait décidé de constituer une équipe à lui seul et, en toute logique, lui avait donné son prénom. Un mois plus tard, il décide de se joindre à trois autres pour former l'équipe des Bourdons. Tout simple, pensera-t-on peut-être, mais était-il si évident de laisser l'enfant libre de faire l'expérience de l'équipe en solitaire, en ayant tout le pouvoir mais aussi toutes les responsabilités et les corvées? Sont-ils nombreux les éducateurs de l'époque (et peut-être d'aujourd'hui) qui ne seraient pas exclamés: "Voyons, une équipe d'un seul, ça n'existe pas! Il te faut un ou plusieurs équipiers." ? Freinet a patiemment attendu que l'enfant découvre par lui-même le sens du travail d'équipe.

Un des rares textes signés alors d'un prénom est de Baloulette, le 4 février. Il parle d'un jeu à la famille dans le bois. Baloulette est la petite soeur de 3 ans qui pleure tout le temps quand la maman (Foune) s'en va.

 

Au coeur de l'actualité

Le 5, les Oudarniks signent un texte d'actualité : Dimanche matin, cinq fascistes sont venus à Vence vendre leur journal, le Franciste. "Demandez le Franciste, le seul organe fasciste français!"  Ils ont rencontré quelques vendeurs du Cri et ça a commencé. Un fasciste a craché à la figure d'un camarade. Celui-ci lui a donné un coup de poing qui l'a envoyé par terre.

Les fascistes ont dit : "Si vous ne partez pas, nous tirons dedans!  La police est venue qui les a emmenés à la gendarmerie. Ils sont repartis. Dimanche, ils reviendront avec du renfort.

Le lendemain, les Stakanovs adressent un hommage à Romain Rolland  pour son soixante-dixième anniversaire, en y joignant une linogravure.

Le 7, Lucien, Jeannot et Jacky décrivent la machine linotype de l'imprimerie Aegitna de Cannes, qui imprime La Gerbe et L'Educateur prolétarien.

Le 10, les Abeilles racontent que Jeannette est repartie sans dire au revoir aux petits. Quand elle est montée dans le train à Cagnes, elle n'a même pas fait signe à la portière aux enfants venus l'accompagner. Nous avons jugé que c'était mal.

Le 11, les Oudarniks parlent du match de rugby de Vence contre Saint-Rapha‘l. Vence était toujours plus fort, il faut dire qu'il y avait 3 joueurs de plus. Vence a gagné par 28 à 0. A la fin, nous avons un peu joué avec le ballon.

Le 12, un texte à la première personne, pourtant signé par l'équipe des Stakanovs, décrit une pépinière du bord du Var où le narrateur s'est rendu à vélo.

Le 13, c'est le carnaval qui préoccupe l'équipe Moskowa : Ce matin, les hérauts sont passés dans toutes les rues de Nice pour annoncer l'arrivée de Carnaval. Sur la place Masséna, tout sera illuminé.

Dimanche prochain, il y aura un corso et, le jeudi suivant, la bataille de confetti de plâtre. A la fin, on brélera Carnaval et on fera des feux d'artifice.

Nous irons peut-être à Nice un soir. Ici nous nous déguiserons et nous mangerons des crêpes.

Le 14, (l'équipe) No‘l raconte son rêve de naufrage dans la tempête. Recueilli avec sa soeur, il mange de la galette et repart content.

Le 15, les Abeilles parlent du grand nettoyage du samedi. Le samedi après-midi, nous écrivons tous à nos parents. A 17 heures, Nous tenons l'assemblée générale de la coopérative (là se règlent les conflits mentionnés sur le journal mural de la semaine). Le soir : Guignol.

Le 17, les Oudarniks annoncent un autre évènement : Avant-hier, nous avons reçu un cinéma Pathé-Baby. C'est un camarade qui nous l'a envoyé. (il est probable que le projecteur de Saint-Paul appartenait à l'école) Hier matin, Lulu, Claude et moi, nous avons loué des films à Vence; nous en avons loué dix et nous les avons vus. Il y avait : Nage sous l'eau, Un audacieux parachutiste, Acrobatie sur un avion, etc. Après nous avons aussi vu des films de Saint-Paul. Papa nous a dit que peut-être nous allions avoir un appareil de prises de vues. Nous prendrons des films, ce sera amusant.  Presque 15 ans plus tard, en juillet 1950, j'ai eu la chance de projeter aux enfants de l'école les films de St-Paul avec ce projecteur et de filmer les petits avec la caméra 9,5 de Freinet .

Le 19, l'équipe Moskowa décrit toutes les festivités du carnaval de Nice : l'arrivée de Carnaval sous le signe des chansons populaires, les diverses cavalcades puis la mort de Carnaval dans les flammes. Comme il est peu probable que les enfants aient assisté à tout, ils ont dé s'inspirer de la presse régionale dont ils enverront les photos à leurs correspondants.

Le 21, les Abeilles décrivent les réjouissances du dimanche : phonographe et danse, puis dînette en vrai et cinéma pour clore le tout. Jok n'a pas voulu aller à Vence avec No‘l. Il n'aime pas passer par le raccourci.

Le 24, les Oudarniks décrivent les services quotidiens : par roulement, cinq équipes s'occupent de l'épluchage, du nettoyage (classes, ateliers, abords) et de l'aide aux repas (illustration du menu et mise du couvert).

 

Faute avouée...

Le 25, aveu de l'équipe Moskowa : On nous avait défendu d'aller à Vence dimanche, car le jour de la foire, nous avions fait du bruit dans la ville. Nous avons demandé d'aller promener dans les bois. Vous pouvez aller faire un tour mais vous ne devez pas aller à Vence, nous a dit papa. Mais nous sommes allés à Vence quand même. Tout le long de la route, Lucien avait peur d'être grondé. En arrivant dans Vence, nous étions tous sages car nous craignions de rencontrer quelqu'un du Pioulier. Vers 3 heures, Lucienne a acheté un gâteau de Savoie pour 1 fr. Nous en avons eu un petit carré que nous avons partagé, Lucien, Pigeon, Lucienne, Jeannot et Jean. Après avoir mangé, nous sommes revenus tout de suite : nous sommes arrivés vers cinq heures pour voir le cinéma.

Après la signature de l'équipe, le texte est suivi d'un commentaire : Ces enfants n'ont pas tenu leur promesse. Ils n'ont pas eu le courage de se priver d'un gâteau qui leur fait du mal. Ils ont encore beaucoup de progrès à faire.  Décidemment, dans la gamme des délits à l'école Freinet, la faute alimentaire pèse bien lourd (façon de parler, pour un cinquième de gâteau !).

Le 29, Lulu a donné un jardin de 3m50 sur 2m40 à No‘l qui l'a bêché avec Maman et Roger. On y a planté des poireaux et bientôt on sèmera des carottes et des navets.

Le journal du mois se termine par les devinettes et charades habituelles.

Le 2 mars, les Abeilles racontent la mésaventure de Catherine qui, s'étant levée la nuit, ne retrouvait plus ses couvertures. Papa a dé la recoucher.

Le 3, remaniement des équipes (déjà évoqué) : il n'en reste plus que quatre dont une seule est mixte, celle des Bourdons. Les Abeilles sont toutes des filles, Moskowa et Stakanovs tous garçons.

Le 4, l'équipe des Bourdons décrit un rêve. Le narrateur a reçu un grand nombre de boîtes de biscuits qu'il n'aime pas et il va les revendre  pour acheter des bonbons qu'il charge dans sa charrette. Heureusement, une ruade de l'âne interrrompt le rêve : l'enfant aurait-il mangé les bonbons, pires encore que les biscuits ? On le voit, les friandises reviennent souvent dans l'inconscient des enfants du Pioulier.

 

Diversité du réel

Le 5, nous apprenons que Romain Rolland qui était souffrant, vient de répondre aux souhaits d'anniversaire. Je vous prie de transmettre à vos petits élèves ma gratitude et mes félicitations cordiales pour leur adresse et leur lino gravé. Honneur aux bons petits ouvriers d'art!

Le 7, les Stakanovs font le point sur l'état de la campagne, en retard sur les années précédentes (qu'ils n'ont probablement pas connue, n'étant pas alors dans la région). Nous avons quelques pruniers qui fleurissent. Devant la maison, un jeune prunier est tout vert de bourgeons à fruits. A l'ouest de notre dortoir, un pêcher est déjà tout rose des fleurs qui s'entr'ouvrent. Les pêchers , les pruniers que nous avons plantés ont bien pris et ont déjà des bourgeons à fruits. Nous avons cueilli quelques artichauts. Toutes nos fèves fleurissent mais les petits pois ont été gelés.

Le 9, un enfant de l'équipe Moskowa raconte un placement d'été en Auvergne à six ans. Il dit qu'on le faisait travailler : avec une hache, il devait casser du bois.

Le 11, texte des Bourdons : No‘l (9 ans) et Jean (11 ans) vont à pied à Saint-Paul remettre à la marchande de figues sèches un billet que papa leur avait confié.

Le 12, les Abeilles racontent que papa, maman, Baloulette et Foune sont allés à Nice accueillir la marraine de Baloulette et faire des achats aux Galeries.

Le 13, long texte dactylographié des Stakanovs sur le moulin à farine de Saint-Jeannet. Il s'agit d'un moulin à eau.

Le 14, récit par les Moskowa d'une réunion à Vence. Ils y sont allés en auto, il est probable que Freinet qui y participait a proposé d'emmener les volontaires. Nous étions 9  (mais l'on ne sait pas si c'était le nombre total des participants ou celui de ceux du Pioulier).L'orateur, Braman, parlait au nom de l'ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants). Il parlait contre la guerre et contre ceux qui gaspillent des sous pour aller au théâtre voir Maurice Chevalier ou Joséphine Baker. Il a dit que, dans une réunion royaliste, des dames lui avaient craché dessus parce qu'il était un travailleur. A la fin, un camarade a rappelé : N'oubliez pas le plateau à la sortie.

 

On peut aussi rêver

Le 16, timide ébauche d'un poème sur le printemps par les Bourdons.

Le 17, les Abeilles ont vu planer un aigle au-dessus de la maison. Suit un long texte documentaire dactylographié sur les aigles, nombreux dans la région par la proximité des Baous, barres rocheuses voisines de Vence.

Le 18, les Stakanovs racontent l'un des trois grands films soviétiques qu'ils sont allés voir : La fin de Saint-Petersbourg.

Le 20, un rêve de goinfrerie rappelle l'escapade racontée le 25 février. Cette nuit, j'ai rêvé que papa était parti à Vence. Alors, avec Lulu, Claude et Jean, nous avons acheté 4 kg de figues que nous nous sommes partagées et nous nous sommes cachés dans un coin de Vence pour qu'on ne nous voie pas. Puis nous sommes partis chez la mère d'Honorine où nous avons mangé de la galette et du gâteau à la crème. Lulu dit : On s'est bien régalé. Nous sommes revenus au Pioulier et je me suis réveillé en sursaut.

 Le 23, les Bourdons parlent des nouvelles reliures données par papa pour classer nos textes, les fiches que nous faisons, les contes, les lettres, les dessins.

Le 24, long texte signé de Jacky et Roger Dupuis sur l'excursion à bicyclette aux gorges du Loup, le dimanche précédent. Voyage marqué à plusieurs reprises par la pluie mais impossible d'approcher du Saut du Loup car l'entrée est payante.

Le 25, au tour de Foune de s'essayer au poème L'oiseau chante toujours!

L'oiseau chante,

Aussi la grenouille chante,

Mais l'oiseau a une si jolie chanson

Que nul

Ne pourrait chanter aussi bien!

L'abeille est sur une fleur,

Le papillon blanc vole

Et l'oiseau s'est posé sur une pierre

Tout près de moi,

L'abeille est toujours sur sa fleur.

Les pins remuent leur branches,

L'oiseau chante toujours,

En bas la Cagne continue sa chanson.

Le papillon s'est posé sur la bruyère,

La mer luit comme de l'argent,

Et l'oiseau chante,

Chante toujours.

Le 25, les Stakanovs décrivent le passage à Vence de la course Paris-Nice.

 

Un plan de travail chargé

Le 27, les Moskowa détaillent le contenu de leur plan de travail de mars: une planche de terrain à bêcher; déblayer devant l'école et faire quatre murs (des murets, plutôt); attacher les oeillets; 25 fiches de sciences; 50 fiches de calcul; 25 fiches de géographie; 50 fiches de grammaire. Nous faisons en plus 1 heure 1/2 environ de travail collectif. Ce mois-ci, nous sommes plus en avance que l'autre mois. Nous vérifierons bientôt si notre plan est terminé.

Le 27 également, texte des Bourdons sur une dispute autour d'un pneu.

Le 28, les Abeilles racontent que Catherine est allée cueillir un bouquet de belles fleurs jaunes pour la chambre de maman.

Le 31, les Moskowa ont attrapé une souris et l'ont donnée au chat qui s'est caché pour la manger.

Jeux de fin de mois comme de coutume.

Texte des Bourdons sur les farces du premier avril; même maman s'y est mise en trompant les filles sur l'heure du lever. Curieusement, les enfants, n'ayant changé que le quantième du mois, ont daté le texte du 32 mars.

Le 3 avril, grâce aux Stakanovs, nous assistons à l'arrivée de Robert, un jeune homme de Tourettes, village proche de Vence. Ayant l'intention de devenir instituteur, il vient s'exercer à l'école Freinet. Il ne sait pas encore que l'on travaille librement : il fait parfois comme les maîtres mais il est gentil. Il va nous aider à préparer notre camping de Pâques. Mercredi, il a déjà fait des fiches pour les petits. J'espère qu'il va bien s'habituer à la nourriture car il est carnivore. Catherine va toujours avec lui et lui chante des chanson pour l'encourager.

Le 4, texte signé des Bourdons sur un voyage en car à Eze avec maman. Le contexte fait penser que, cette fois, il s'agit de la maman de No‘l et Coco, venue voir ses enfants et peut-être les emmener pour les vacances de Pâques.

Le 8, la même équipe nous apprend que papa est parti pour quelques jours. Maman a fait la moitié du chemin mais Antoine a continué avec Papa (jusqu'à Vence, d'où il allait prendre le train). Nous savons où se rend Freinet : au congrès de Pâques de la coopérative à Moulins, les 9, 10 et 11 avril.

Le 15, Lucien Ferry raconte une chasse aux escargots.

Le 20, Baloulette va observer la formation des petites cerises et prunes sur les arbres. Question : Y en aura-t-il une pour chacun ?  La signature est suivie du nom de l'équipe : les Abeilles.

Le 21, Lucien évoque une dispute de gamins avec menace réciproque du grand frère.

Le 22, les Bourdons décrivent le retour de No‘l et Coco de Saint-Germain où ils étaient enrhumés. Papa et Roger sont allés les chercher à leur arrivée en gare de Nice. Ils ont rapporté des avions en carton et en papier et un couteau chacun.

Le 23, les Abeilles racontent le difficile apprentissage du vélo par Lucienne, Fifine et Pigeon. Une chute sans gravité dans la descente pour Lucienne, la plus grande.

Le 24, les Stakanovs se posent de troublantes questions : Combien pèse un cuirassé? quelle est sa hauteur totale? combien déplace-t-il d'eau?  Ils énumèrent aussi ce qu'ils ont observé : des pierres à feu, du liège que Baloulette a arraché à un chêne des environs, une petite corne en calcaire  (fossile?), un petit crapaud, une grosse limace, un mille-pattes qui va à une vitesse étonnante.

Le 25, les Stakanovs annoncent que Claude est revenu, après deux semaines dans une maison de santé de Grasse. Max repart demain. Par contre un nouveau, Marcel (8 ans 1/2) vient d'arriver.

Le même jour, un long texte dactylographié et non signé raconte le labourage :

Hier, Lulu a trouvé une charrue derrière la cabane des chèvres. Lulu avait l'intention d'acheter un âne. Pour nous amuser, Claude, Lulu, Jean, Lucien, Roger le Grand, Antoine et Robert (le jeune instituteur), nous nous sommes attelés pour remplacer le bourriquot.

Papa faisait le laboureur. Antoine voulait labourer, mais il ne savaitpas qu'il fallait changer le versoir de côté au bout de chaque sillon. Lucien tirait si fort qu'il est tombé dans le sillon. Tout le monde riait aux éclats. De temps en temps, nous étions à bout de force et nous restions en panne. Alors Papa criait : Hue!  Bourricots!

Pour que nous ne nous fatiguions pas trop, No‘l nous suivait en tenant les mains dans les poches et en sifflant de temps. Coco faisait la mouche. Quand nous avons vu que nous faisions du bon travail, nous avons labouré sérieusement et nous avons terminé la planche.

Antoine a proposé alors de nous faire lever une heure plus tôt le lendemain pour labourer la planche qui se trouve au-dessous du chemin. Nous avons accepté avec enthousiasme. Alors, ce matin, nous nous sommes levés à cinq heures et nous sommes partis labourer avec Papa. Nous avions déjà labouré la moitié de la planche quand, tout à coup, la corde a cassé et tout le monde s'est retrouvé par terre.

Ce texte illustre parfaitement les liens entre jeu et travail que Freinet développera par la suite dans L'Education du Travail . Cela commence comme un jeu et, tout au long de l'action, le côté ludique ne disparaît pas. L'initiative vient des enfants, les adultes ne se joignent à eux que pour aider. Tout en jouant, les enfants découvrent le fonctionnement de la charrue, prennent conscience que faute d'animaux de labour, les hommes ont utilisé leur propre force et ils labourent réellement deux morceaux de leur terrain qu'ils auraient bêchés à la main. Le lendemain, ils se lèvent exceptionnellement tôt, à la fois pour bénéficier des heures fraîches du climat provençal et pour avoir le sentiment de faire à ce moment un travail d'homme (Freinet est généralement levé dès cette heure mais pour travailler aux éditions de son mouvement et, à cette période de conquête du pouvoir par le Front Populaire, pour oeuvrer au combat syndical et politique). Et surtout, ils prennent conscience de la solidarité du travail qu'illustre une linogravure pleine page qui accompagne le texte, représentant toute l'équipe au travail (Freinet, aux mancherons de la charrue, est reconnaissable à ses cheveux longs), avec la légende : L'union fait la force . Sans oublier l'évocation des mouches du coche (qui ont l'excuse d'être des petits, incapables de l'effort physique du labourage).

Le 29, Oleg, de l'équipe des Bourdons, parle de l'accordéon que Marguerie (l'adolescent moniteur) avait laissé à Lucien avant de quitter l'école. Il a dé le démonter et le réparer. Maintenant il marche bien.

Le 30, le journal du mois d'avril se termine par un poème de Foune, Bonté de la nature , imprimé par les Abeilles.

Là s'arrête le document retrouvé. Nous n'avons pas (encore) recueilli d'imprimés des derniers mois de cette année scolaire. Bien sér, nous savons que Freinet est très pris au plan local et national par l'avènement du Front Populaire, mais les enfants sont suffisamment autonomes pour continuer à imprimer. Peut-être pourrons-nous un jour terminer ce panorama des débuts de l'école Freinet.

 

Premier bilan

Premier bilan Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:51

 

Premier bilan

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  En juillet 36, le n° double 19-20 de L'Educateur Prolétarien  est consacré tout entier à Une année d'expérience à l'Ecole Freinet . Le premier souci de Freinet est de montrer que son école est réellement prolétarienne par le caractère de simplicité des locaux, par son recrutement, par le mode de vie des enfants. Il consacre 7 pages au régime alimentaire auquel il attribue une influence déterminante dans le changement de comportement des enfants. Il s'attache ensuite à montrer que la liberté pédagogique dont il dispose maintenant permet, grâce à la libre organisation des enfants d'aller plus loin dans le changement d'éducation. Il conclut : Parce que nos enfants sont libres, parce qu'ils s'en vont par les champs et les sentiers en chantant sereinement des hymnes libérateurs, les timides taxent notre école de communiste. Nous répétons ici, au risque même de déplaire à quelques sectaires, que nous nous refusons à faire le moindre bourrage socialiste et communiste. Notre vie est l'expression même de l'idée socialiste qui nous anime. Nous plaçons l'enfant au centre des réalités sociales, économiques et politiques ; nous lui apprenons à juger sainement. Si nous réussissons dans notre oeuvre libératrice -- et nous réussirons -- nos élèves, de quelque parti qu'ils se réclament, seront les plus conscients des révolutionnaires.

Mais d'autre part, certains orthodoxes, qui ne comprennent pas encore le sens pédagogique et humain de notre confiance en l'enfant, croient que notre expérience est d'essence anarchiste. Oui, nous attachons une grande importance au développement individuel, mais, nous l'avons dit, nous ne concevons pas ce progrès individuel sans les améliorations décisives du milieu social et politique. Nos enfants sauront servir la communauté et s'y dévouer!

Aux politiciens, nous disons enfin : Nous ne travaillons pas pour aujourd'hui mais pour demain. Nous préparons des hommes, des lutteurs, conscients des réalités sociales et politiques. Dans les dures périodes que nous traversons, ces hommes-là ne pourront pas être à l'écart de la lutte ; et, dans cette lutte, nous nous en portons garants, ils ne sauront être que du côté de leur classe, du côté du peuple, pour l'avènement de la société socialiste dont leur communauté est un hardi embryon.

 

Une école conforme aux critères de l'éducation nouvelle

En 1912, afin de faire le tri entre les écoles nouvelles dignes de ce nom et les établissements qui, pour des raisons commerciales ou de simple prestige, s'arrogeraient ce titre, le Bureau International pour l'Education Nouvelle avait énuméré trente critères, observés dans des établissements qu'il connaissait et définissant un profil idéal en fonction duquel on pourrait apprécier la plus ou moins grande authenticité d'une école dite nouvelle. Voici ces 30 points : 1- l'école est un laboratoire de pédagogie pratique; 2- avec internat; 3- à la campagne; 4- en maisons séparées; 5- avec coéducation des sexes; 6- avec travaux manuels; 7- dont menuiserie, culture, élevage; 8- travaux libres; 9- gymnastique naturelle, bain d'air naturiste; 10- voyages à pied et camping; 11- culture générale; 12- spécialisations libres; 13- enseignement reposant sur les faits et l'expérience; 14- activité personnelle de l'enfant; 15- respect des intérêts spontanés; 16- travail individuel; 17- travail collectif; 18- enseignement surtout le matin; 19- peu de branches étudiées chaque jour; 20- peu de branches par mois; 21- république scolaire; 22- élection de chefs d'équipes; 23- répartition des responsabilités; 24- récompenses ou sanctions positives; 25- punitions limitées à la réparation des fautes commises; 26- émulation; 27- milieu de beauté; 28- musique collective; 29- éducation de la conscience morale; 30- éducation de la raison pratique. Cette énumération était détaillée par Ferrière qui précisait que l'école de l'Odenwald (dont Freinet avait écouté le compte rendu de Paul Geheeb à Montreux en 1923) observait les 30 points, d'autres 26 ou une vingtaine.

On peut constater que, malgré ses critiques à l'égard de ces écoles nouvelles de type élitiste et sa volonté de créer une école prolétarienne, Freinet respecte dans son école de Vence pratiquement tous les critères énumérés, sauf apparemment l'élection de chefs d'équipes. Sans doute cette conformité n'est-elle pas délibérée et relève-t-elle de choix éducatifs convergents que Freinet reconnaissait déjà dans son article de Clarté , 12 ans plus tôt.

 

Le véritable sens de l'avant-garde

Tout en reconnaissant l'intérêt des expériences d'éducation nouvelle dans certaines écoles privilégiées, Freinet regrettait que leur caractère d'exception les tiennent en marge de l'école populaire. L'important pour lui est de disposer maintenant d'un lieu d'initiative et d'expérimentation où il ait les mains libres. Certes, la pauvreté des moyens est souvent un frein, de même que le nombre d'enfants à problèmes qu'il accueille, mais cela lui évite le décalage avec les autres classes de son mouvement. A ses yeux, l'avant-garde doit être une percée en avant qui prépare l'arrivée du gros des troupes, alors que trop souvent on la perçoit comme une action de corps franc, plus ou moins irresponsable et marginale. L'école Freinet se prépare à devenir le lieu de rassemblement et de formation des militants du mouvement.

 

 

Glossaire

Glossaire Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:52

 

Glossaire

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Amis de Freinet : association créée par d'anciens militants pour garder vivace au sein de son mouvement le souvenir du fondateur

BAF : bulletin des Amis de Freinet

Bibliothèque de travail : bibliothèque documentaire de classe; le mot servira de titre à la première revue documentaire pour enfants fondée par Freinet en 1932 et appelée couramment BT

CEL : Coopérative de l'Enseignement Laïc, constituée par la fusion de la cinémathèque girondine et du groupe des imprimeurs

Clarté : revue dirigée après la Première guerre mondiale par Henri Barbusse

Conseils aux parents (CaP) : livre écrit pendant l'occupation par Freinet; regroupé avec le livre d'Elise Freinet sur la santé de l'enfant, il est réédité par la suite sous le titre Vous avez un enfant

Cultiver l'énergie : livre d'Adolphe Ferrière sur la santé, publié par Freinet en 1933; il marque l'importance accordée par Freinet aux problèmes d'hygiène de vie

Dits de Mathieu (DdM) : recueil de billets de Freinet publiés dans L'Educateur  entre 1946 et 1959

L'Ecole Emancipée (EE) : revue de la tendance syndicale d'extrème gauche des enseignants, la Fédération de l'Enseignement appartenant à l'Internationale des Travailleurs de l'Enseignement (ITE)

L'Educateur (Ed) : titre pris en 1939 par L'Educateur Prolétarien et repris, après enquête dans le mouvement, depuis la Libération

L'Educateur Prolétarien (EP) : bulletin pédagogique animé par Freinet de 1932 à 1939

L'Education du Travail (EdT) : ouvrage publié par Freinet en 1949, dans lequel il expose sa philosophie de l'éducation

Extraits de la Gerbe : recueils de textes d'enfants publiés à partir de 1927; la collection prend en 1932 le titre Enfantines

Fichier Scolaire Coopératif (FSC) : fichier documentaire publié à partir de 1929 par la CEL

La Gerbe : revue fondée en 1926, réunissant des textes d'enfants; elle est d'abord imprimée par les auteurs, puis tirée par un imprimeur professionnel

Groupe Français d'Education Nouvelle (GFEN) : section française de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle (LIEN); entre 1936 et 1940, Freinet milite au sein du GFEN avec le soutien de la secrétaire générale Mlle Flayol. Cette collaboration s'interrompt après la guerre

Un Mois avec les Enfants Russes (MER) : brochure écrite par Freinet après son voyage en URSS et publié par Wullens en 1927

Naissance d'une Pédagogie Populaire (NPP) : livre d'Elise Freinet, publié en 1949, sur l'histoire de Freinet et de son mouvement entre 1920 et 1945

Paris-Moscou-Tiflis (PMT) : livre écrit et publié en 1927 par Maurice Wullens après son voyage en URSS

Les Pionniers : titre du journal scolaire de l'école Freinet de Vence depuis 1935

Publications de l'Ecole Moderne Française (PEMF) : nom donné par Freinet aux éditions du mouvement et repris par la société qui a poursuivi les activités d'édition après la liquidation judiciaire prononcée en 1986 contre la CEL